Accueil Actualités Législatives 2019 | Spectateurs passifs de la Tunisie qui vote : Les illusions perdues des abstentionnistes

Législatives 2019 | Spectateurs passifs de la Tunisie qui vote : Les illusions perdues des abstentionnistes

Ils font partie de ces 60% de Tunisiens qui ne votent pas. Nous avons rencontré une partie de ce contingent d’abstentionnistes, de tous âges, pour qui le scrutin d’hier ne méritait pas le déplacement. Voici leurs arguments. Reportage.

9h00 du matin. A l’entrée de la ville de l’Ariana se garent les déménageurs. Chauffeurs de camions XXL ou de camionnettes 404 bâchées, ils attendent sous un soleil de plomb depuis le matin très tôt les clients. Mais ici, sur ce terrain vague qu’ils occupent depuis toujours, le mouvement semble plutôt calme et les clients très peu nombreux.

Et la dynamique qui se déroule dans les bureaux de vote de la ville depuis 8h00 du matin ? Et ce rendez-vous électoral ? Beaucoup de déménageurs confient n’être ni intéressés, ni concernés par ces législatives du 6 octobre, ni encore moins par « le tapage des médias à ce sujet ». Ils sont en fait les spectateurs passifs de la Tunisie qui vote. Leur commerce décline de jour en jour en parallèle avec leurs illusions d’un changement de leur situation ou de l’amélioration de leur pouvoir d’achat. Dans leurs propos revient comme un leitmotiv la crise de confiance qu’ils ressentent envers toute la classe politique, majorité et opposition confondues.

« Tous des imposteurs ! »

Ali, 41 ans, se sent presque insulté par notre question : « Pourquoi boycottez-vous ce scrutin ? ». Il descend de son véhicule pour répondre à la question : « Après Zine, l’ex-président Dieu ait son âme, ce jeu m’indiffère. Tous se battent pour accéder au kourci (le siège). Quant à la cherté de la vie qui nous étrangle et tue à petit feu les petites gens, ils s’en fichent éperdument. On n’y arrive plus. Ils sont tous les mêmes ! Tous des imposteurs ! ».

A quelques mètres du camion d’Ali, Mohamed Salah, 38 ans, sirote un café en espérant trouver au moins un client pour la journée. Il regrette le temps où les Trabelsi, la belle-famille de l’ex-président, faisaient appel aux camionneurs lorsqu’ils importaient au quotidien de la marchandise à travers le port de La Goulette. Aujourd’hui, même le déménagement devient un luxe, affirme-t-il : « Les gens recourent désormais au système D, empruntant l’Isuzu d’un voisin ou d’un cousin pour transporter leurs meubles ou leurs biens. Il n’y a plus de boulot pour nous, seuls vous les journalistes travaillez plus et gagnez plus depuis la Révolution », regrette Ali.

Ridha, 55 ans, est du même avis. Il regarde peiné son camion au repos comme une bête gisant morte: « On casse les prix pour pouvoir survivre. Mais voyez bien qu’il n’y a point de demande. Pourtant, la période des débuts de mois est généralement propice aux déménagements, encaissement récent de salaires oblige. Mon compte étant au rouge cela fait plusieurs jours que je m’interroge comment vais-je payer l’assurance de mon véhicule qui s’élève à 700 dinars ».

« Depuis neuf ans qu’ils s’insultent… »

A proximité du lieu de stationnement des déménageurs se trouve Houmet Essoug el-Gdim (quartier du vieux souk) situé au cœur de la vieille ville de l’Ariana. C’est là où Mohamed Amine Hamzaoui et Kafon ont tourné en 2013 le clip de leur inoubliable chanson « Houmani », décrivant la précarité, la marginalité, l’ennui et le désenchantement révolutionnaires des jeunes. En ce dimanche, jour de marché ici, on s’affaire prestement, couffin à la main et liste de provisions à acquérir en tête.

Ammar, 52 ans, vendeur dans un magasin de produits de nettoyage, ne compte pas se déplacer vers un bureau de vote malgré son après-midi chômé : « Depuis neuf ans qu’ils s’insultent et se battent à propos des kourci (sièges). Seuls leurs intérêts personnels et ceux de leurs familles et amis comptent. Nous, nous ne valons rien pour eux. On leur donne une voiture, un salaire conséquent en plus du tralala et ils trouvent quand même le moyen de recourir à la corruption ! Ce n’est pas normal que le seul kilo de pommes de terre atteigne les 2 dinars et que quatre œufs valent 1 dinar ! Le peuple est à genoux. Ne lui en voulez pas s’il sort dans la rue pour une seconde révolution. Mais celle-là sera sanglante, car il n’a plus rien à perdre ! », témoigne Ammar les traits bouleversés par la colère.

« Leur objectif ? Acquérir une immunité parlementaire »

C’est à la fripe du quartier que des femmes de tous âges affluent en cette chaude matinée automnale.

La plupart n’ont pas les doigts tachés de l’encre bleue des électeurs. Certaines attendront l’après-midi et la fin des travaux de ménage pour aller voter, d’autres ont décidé de s’abstenir. Comme Hanen, 29 ans, qui argumente : « Je les ai suivis toutes ces années au Parlement. Leurs absences des commissions ou des séances plénières sont scandaleuses. Ils n’ont ni conscience professionnelle, ni valeurs et ne méritent pas que je leur offre par ma voix sur un plateau un statut, un salaire et une immunité juridique ! Non, je n’irai pas voter car je n’ai plus confiance », s’explique-t-elle.

Saloua, 25 ans, est voilée intégralement, à la mode salafiste, de la tête au pied. Son mari l’accompagne dans le choix de vêtements pour leurs deux enfants de deux et quatre ans. Elle n’a jamais voté et ne compte pas le faire tant qu’elle ne trouve pas un parti qui lui ressemble.

C’est son époux qui parle à sa place rectifiant ses propos : « Le vote n’est pas légal en Islam. Il sépare et divise les croyants plus qu’il ne les unit. C’est une mascarade venue d’ailleurs ! », clame Majdi, les yeux baissés selon les mœurs des salafistes s’adressant à une femme, même si celle-ci est en plein exercice de son métier de journaliste !…

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