Tout le monde se rappelle sans doute de la frappe de mule de Mohamed Ali Mahjoubi qui a mis par deux fois au début des années 1990 les Pharaons KO. Pourtant, notre invité était défenseur axial, et non attaquant, ce qui ne l’a pas empêché, à coup de buts, de marquer de son empreinte l’histoire de l’Avenir Sportif de la Marsa et de l’Espérance Sportive de Tunis, sans parler des équipes nationales «A» et juniors. L’enfant du Safsaf, dont l’idole n’est autre que l’enfant du club de ses premières amours, Amor Jebali, continue de vivre à l’heure marsoise, souffrant de ce qu’est devenu son Avenir qui se traine aujourd’hui en Ligue 2, bien loin de ses splendeurs d’antan. Rencontre avec un «bomber» qui a habitué les sportifs à venir de très loin admirer sa frappe monumentale.
Mohamed Ali Mahjoubi, vous êtes le parfait exemple du défenseur-buteur. D’où vous vient toute cette force de frappe qui vous a permis d’inscrire 17 buts en 86 rencontres avec l’équipe de Tunisie?
La technique de la frappe, on la développe naturellement aux entraînements par un soin particulier accordé aux balles arrêtées. Ajoutés à un sérieux travail de musculation, ces suppléments apportent naturellement leurs fruits le jour de la rencontre. Dans le foot moderne, les balles arrêtées deviennent l’arme fatale permettant de débloquer les situations les plus compliquées face à des défenses hermétiquement cadenassées. Malheureusement, cet atout des tirs puissants et précis à partir de longues distances fait de plus en plus défaut à nos footballeurs. La qualité et l’envie de laisser une empreinte leur manquent.
En Egypte, on n’a toujours pas oublié vos quatre buts inscrits en deux matches aller et retour face aux Pharaons: le 14 avril 1991 à El Menzah (2-2), et le 26 juillet 1991 au Caire (2-2) pour le compte des éliminatoires de la CAN 1992. C’était comme si vous aviez une dent contre l’Egypte….
Pourtant, en ce temps-là, j’avais un tas de problèmes avec mon club, l’Avenir Sportif de la Marsa. Je m’entraînais tout seul, et me trouvais sur le point de partir en Allemagne, à l’Eintracht Brunswick. J’étais très motivé. De plus, nos derbies contre les Pharaons étaient de tout temps tendus et passionnants, les médias y ajoutant une couche. Je me rappelle qu’au match aller, sur mon premier but, j’ai été servi par la chance.
Etait-ce votre meilleur match ?
Non, c’est plutôt au match retour contre l’Egypte que j’ai livré mon plus beau match. En deuxième mi-temps, l’entraîneur m’a aligné en tant qu’avant-centre. Nous nous donnions sans calculs, pas comme aujourd’hui.
Avez-vous toujours évolué comme défenseur axial ?
Non, grâce à ma faculté d’adaptation, j’ai occupé tous les postes de la défense. Mrad Mahjoub m’a même fait jouer neuf et demi. J’ai inscrit le deuxième but face à l’Egypte alors que j’étais carrément attaquant de pointe.
Quelles sont les qualités d’un bon défenseur axial ?
Il doit être intelligent, fort dans les duels. Il doit posséder un bon jeu de tête et une bonne lecture du jeu. Il ne faut pas négliger non plus l’indispensable complémentarité avec l’autre défenseur axial. La relance est également exigée car il doit apporter un plus comme savait le faire Khaled Ben Yahia.
Quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Tahar Chaibi. Certes, je ne l’ai pas vu jouer, mais on dit de lui le plus grand bien. Parmi les joueurs que j’ai connus, c’est incontestablement Hamadi Agrebi, c’est un artiste. Je citera également Jamel Limam et Tarek Dhiab.
Et de l’Avenir ?
Taoufik Ben Othmane, Amor Jebali, Aniba, Ferjani Derouiche…
Vous avez fait partie de la fameuse bande à Mahjoub qui s’est qualifiée pour la coupe du monde juniors en Russie. Quel est le secret de la réussite de cette équipe ?
La qualité des joueurs d’abord. A part Lotfi Lounis, ils allaient tous être promus en sélection A. La continuité ensuite. Des joueurs comme Limam et El Ouaer, je les ai connus en sélection cadets conduite par Mokhtar Ben Nacef. Les stages ont consolidé l’amitié et les affinités. Il ne faut pas non plus oublier le rôle joué par l’entraîneur Mrad Mahjoub, son adjoint Nizar Khanfir et le délégué de l’équipe Taoufik Belguith. Mahjoub a créé une ambiance formidable. C’était le grand frère. Quand vous trouvez un entraîneur aussi souple et intelligent, vous ne pouvez que réussir.
Il faut néanmoins admettre qu’en phase finale, en août 1985 en Russie, l’apprentissage a été très rude avec trois défaites: contre la Bulgarie 2-0, et devant la Hongrie et la Colombie par le même score 2-1 ?
Nous manquions d’expérience. De plus, s’il y avait eu davantage de moyens, nous aurions effectué une meilleure préparation. En ce temps-là, il n’ y avait pas les moyens actuels permettant de connaître l’adversaire, de décortiquer son jeu. Ce facteur allait d’ailleurs jouer un mauvais tour à l’équipe de Tunisie A au cours de la Coupe d’Afrique des nations 1994 organisée par notre pays.
Comment cela ?
Notre premier adversaire, le Mali a effectué sa préparation au Maroc. Il a disputé un match amical auquel a assisté Larbi Zouoaui. Malins, les Maliens ont changé dans ce test le poste de leurs joueurs de manière à ce que Larbi Zouaoui rentre à Tunis avec des informations erronées sur notre premier adversaire à la CAN. Je crois que nous l’avons sous-estimé. Nous avions partie gagnée avant le match, peut-être à cause de nos performances dans les rencontres de préparation qui furent excellentes. Dans le deuxième match, face au Zaire ( la République démocratique du Congo aujourd’hui), une erreur de Mizouri nous a privés d’une victoire qui nous aurait tout de même qualifiés. Il y avait en fait trop de pression pesant sur le sélectionneur national Youssef Zouaoui. Tout le monde s’immisçait dans les affaires techniques. Il est connu, qu’en Tunisie, un coach étranger bénéficie toujours de meilleures conditions de travail.
Vous avez également été de la campagne désastreuse des Jeux africains 1987 à Nairobi ….
A mon avis, Jean Vincent a cherché à réformer notre football, il a voulu apporter un plus. Mais à Nairobi, les conditions furent très difficiles au niveau de l’organisation. On n’a même pas trouvé une nourriture décente…
Qu’est-ce qui a changé par rapport au foot d’hier ?
Jadis, dans chaque équipe, vous étiez certain de trouver deux ou trois joueurs capables de faire la différence. Il n’y avait que des enfants du club alors que maintenant, on assiste à un inintelligible melting-pot. L’ASM, la JSK ou l’OB, par exemple, ne comptent plus sur leurs propres enfants. C’est aujourd’hui la génération d’Internet, de la télévision. Les jeunes ne sont plus tellement concentrés sur le jeu. Les parents prennent une place de plus en plus envahissante; ils font désormais la loi. Ce ne sont plus toujours les plus doués qui jouent ou s’imposent dans le onze rentrant. Les parents exercent une pression qui peut devenir violente et insoutenable dans le but de faire de leur progéniture des footballeurs. Pourtant, ceux qui ne sont pas doués parmi leurs enfants auraient dû être pilotés vers un autre sport. Mais que voulez-vous, leurs parents apportent une aide financière au club qui va se transformer en arme de chantage.
Et vous, tout jeune, vos parents ont-ils cherché à vous imposer dans le club ?
Vous rigolez ou quoi ! Mon père Younès n’a appris que je jouais au football qu’à l’occasion de ma première convocation en sélection Cadets. Depuis, il a été pris par la passion du foot, venant parfois assister à mes rencontres. Quant à ma mère Fatma, elle prenait un malin plaisir à gâter ce fils dont on parlait de plus en plus à la télé et dans les journaux.
Quelle était votre idole ?
Amor Jebali, le défenseur central de l’ASM et de l’équipe nationale qui a eu une carrière immense. J’ai joué à ses côtés dans l’équipe seniors alors que je n’avais que 17 ans. Il m’a beaucoup aidé et conseillé. Une fois, après un match amical disputé par l’Avenir à Sétif, il m’a offert ses souliers.
A présent, vous êtes passé de l’autre côté de la barrière car vous exercez le métier d’entraîneur. Est-ce si difficile que cela ?
Les difficultés, tout le monde les connaît. Dès le premier jour où il arrive, un entraîneur se trouve installé sur un siège éjectable. Mais cela devient particulièrement difficile chez nous de par l’attitude des joueurs. Les plus jeunes ne se concentrent pas suffisamment sur le jeu et oublient vite les consignes. Avant, nous aimions l’AS Marsa. Maintenant, les jeunes de l’ASM aiment le CA ou l’EST et rêvent d’y aller.
Quel est votre club préféré, après l’ASM bien sûr ?
L’Espérance de Tunis où j’ai joué. Nous avons atteint des sommets en 1994. Le jour de la finale de la Coupe d’Afrique des clubs champions, face à Ezzamalek, nous aurions battu Barcelone. Malheureusement, une blessure aux ligaments a arrêté net ma carrière au Parc B. Pourtant, tout jeune, un dirigeant clubiste habitant à La Marsa a voulu m’emmener signer au Club Africain. Mais cela n’a pas pu se faire.
Dans quelles conditions avez-vous rejoint entre 1991 et 1993 le club de 2e division allemande de Brunswick ?
C’est Jamel Limam, un grand ami pour moi qui a conseillé à ses dirigeants de Brunswick de m’engager. Il s’y trouvait alors en prêt de la part du club de D1 belge, le Standard Liège. Les dirigeants allemands se sont vite mis d’accord avec notre président Hamouda Belkhodja. J’aurais bien aimé revenir à l’ASM une fois mon aventure allemande terminée. Le président de l’EST, Slim Chiboub, m’a contacté, me disant qu’il voulait mettre sur pied une grande équipe capable de remporter la coupe d’Afrique des clubs champions. Je lui ai dit que je viendrai à l’EST à condition de me libérer sans indemnité si l’équipe de Tunisie était en 1994 championne d’Afrique. Ce que nous n’avons malheureusement pas réussi à faire.
Que manque-t-il à l’ASM ?
Une première priorité : l’éclairage afin de pouvoir entraîner le soir. Comment voulez-vous que les jeunes s’entraînent normalement alors qu’ils terminent leurs cours à 18H. Un réaménagement du temps scolaire est indispensable. On en parle depuis des années, mais on ne voit rien venir. Tout comme le projet du complexe sportif à La Marsa. L’infrastructure actuelle est obsolète et indigne d’un club de L1 professionnelle. Malheureusement, un quart de siècle après avoir arrêté de jouer, je dois constater que l’Avenir n’a pas évolué. Il n’a pas grandi. Il a besoin d’un projet sportif crédible. Pourtant, les jeunes promesses sont là.
Parlons de votre famille. De qui se compose-telle ?
Je me suis marié en 1996 avec Monia. Nous avons un garçon, Aymen, 21 ans, étudiant, et une fille Oumeima, 18 ans, élève. La famille, ce sont des rêves que nous partageons tous.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Je regarde à la télé les feuilletons turcs et le football allemand plein de duels et d’engagement, de rythme et d’agressivité. Plus particulièrement Schalke, mon club préféré. J’aime aussi la musique en tous genres : du Mezoued au reggae et au funky.
Enfin, êtes-vous optimiste pour l’avenir de notre pays ?
Oui, à condition que les politiques pensent aux jeunes. Il faut que chaque Tunisien se réconcilie avec son frère tunisien. Beaucoup de gens sont dans la dèche. La solidarité doit être une vertu de tous les jours. Et que cessent les calculs étriqués des politicards du dimanche.
Tarak GHARBI