Accueil Culture Littérature : Il y a trente ans, disparaissait Kateb Yacine

Littérature : Il y a trente ans, disparaissait Kateb Yacine

Ecrivain engagé et résolument moderniste dans la forme, Kateb Yacine était à la fois le Voltaire et le Joyce de ce Maghreb si riche en pensées et en créativités.

L’auteur de Nedjma et du Polygone étoilé était un écrivain rebelle, pourfendeur de tous les pouvoirs, des colonialistes aux intégristes en passant par les hommes politiques corrompus du parti unique algérien qui ont tué dans l’œuf les immenses potentialités de ce pays, indépendant depuis 1962. Ecrivain engagé et résolument moderniste dans la forme, Kateb Yacine était à la fois le Voltaire et le Joyce de ce Maghreb si riche en pensées et en créativités.
«Le vrai poète fait sa révolution à l’intérieur de la révolution politique ; il est au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur. Le poète, c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de la vie dans une incessante explosion». Ainsi parlait le grand Kateb Yacine, mort en France d’une leucémie, le 28 octobre 1989, à l’âge précoce de 60 ans.
Poète rebelle, romancier, journaliste, dramaturge, l’homme était l’auteur d’une œuvre fulgurante et transgressive, considérée comme fondatrice des lettres modernes algériennes. Son nom reste associé à son roman Nedjma, un récit polyphonique et poétique, situé au carrefour de l’autobiographique et de l’imagination métaphorique. Dès sa parution en 1956, le livre s’est imposé comme une œuvre majeure et « fondamentale » des lettres francophones. Les écrits de Kateb Yacine ont été traduits en de nombreuses langues. En France, il a reçu en 1987 le Grand prix national des Lettres et, en 2003, son œuvre théâtrale a été inscrite au répertoire de la Comédie française, mais dans son pays, l’écrivain reste relativement méconnu, voire ignoré par les jeunes générations.
«Je suis connu comme boxeur, mais qui m’a lu ?», déplorait l’auteur de Nedjma lui-même, conscient que son goût pour la transgression heurtait les bien-pensants, les adeptes de la pensée unique, les religieux, qui se sont sentis visés par ses textes anti-institutionnels et qui se sont vengés en faisant boycotter ses écrits par les institutions algériennes. On raconte que les leaders des Frères musulmans, la force politique montante du pays à la fin des années 1980, s’étaient rendus à l’antenne de la radio nationale algérienne, affirmant que «Kateb Yacine, le mécréant, ne méritait pas d’être enterré en Algérie». Le tollé soulevé par ces imprécations dans le pays comme à l’étranger obligea les autorités à accepter finalement que l’écrivain soit accueilli dans la terre de ses ancêtres.

La «génération sacrifiée»
De son vrai nom Mohammed Khellouti, Kateb Yacine («Kateb» signifie «écrivain» en arabe) appartient à une famille de lettrés de la tribu kabyle des Keblout du Nadhor, dans l’Est algérien. Son père était juriste et sa mère issue de la même tribu. Né en 1929, à Constantine, Kateb passa ses premières années sur les hauts plateaux de l’Est, au pays chaoui où il fréquente d’abord l’école coranique de Sedrata, avant d’être inscrit à l’école française. Sa scolarisation à l’école primaire française à Bougâ (ex-Lafayette), puis son entrée au lycée Albertini, furent des expériences traumatisantes, décrites par l’intéressé comme s’il entrait dans la «gueule du loup».
Si l’apprentissage du français, langue étrangère, était vécu par le jeune Kateb comme un arrachement à sa mère et à la culture maternelle, il lui a ouvert les portes de l’écriture poétique. Il faut dire que le terrain était propice car, comme les biographes du poète le rappellent, la poésie habitait le milieu tribal berbère où l’adolescent a grandi, baignant dans le patrimoine oral particulièrement riche de la région. L’enfance de la fratrie Khellouti fut bercée par des joutes poétiques et des récits de la geste locale selon la tradition orale chantés par leur mère. Cette «inclination naturelle à la poésie» fut renforcée par la découverte de la poésie française à l’école. «Dès que je pus lire les poètes français je commençais à versifier, en imitant Victor Hugo ou Alfred de Musset», a raconté l’écrivain. Il faudra attendre les années fatidiques de la montée des tensions entre les communautés sous la colonisation pour que le versificateur se mue en poète.
Kateb Yacine fait partie de la «génération sacrifiée» de la guerre d’Algérie. Il a à peine 16 ans lorsqu’éclatent les émeutes du 8 mai 1945, à Sétif, avec les musulmans protestant contre leur situation inégale. Il est interne au collège français de Sétif et participe aux manifestations sans en comprendre vraiment les enjeux. Lorsque la situation dégénère et que la police tire à balles réelles sur les manifestants, l’adolescent se retrouve alors sous les monceaux de cadavres. Il a la vie sauve, mais il est arrêté, emprisonné au camp miliaire de Sétif, torturé et menacé d’exécution. Il est finalement libéré, mais apprendra à sa sortie de prison que quatorze membres de sa famille ont été abattus et que sa mère, le croyant mort, a sombré dans la folie.
Cette expérience est un tournant dans la vie du jeune Kateb. Selon ses propres dires, il s’est politisé en prison où il affirme avoir rencontré pour la première fois «les gens du peuple», « une espèce d’Algérie en chair et en os». «Et on peut dire que j’ai découvert mon peuple, j’ai compris ce qu’il était en train d’endurer», dira-t-il lors des interviews accordées entre 1958 et 1989 et réunis dans un volume d’entretiens par les Éditions du Seuil. Cette prise de conscience conduisit le jeune Kateb à se rapprocher des milieux nationalistes et militer avec toute son âme pour l’indépendance de l’Algérie, au sein du Parti populaire algérien (PPA) de Messali Hadj, puis du Parti communiste.
Plus intéressant encore chez Kateb Yacine : l’appel à la révolution contre le pouvoir colonial coïncida avec le surgissement des élans annonçant l’acquisition de la maturité littéraire et poétique. Soliloques, le premier recueil de poèmes sous la plume du poète encore balbutiant, paraît en 1946. L’année est aussi marquée par la découverte de l’amour par Kateb avec sa cousine Zouleikha (l’inspiratrice du personnage central de Nedjma). Elle était lycéenne à Annaba (ex-Bône), précisément où son père avait éloigné l’adolescent suite à son exclusion du lycée de Sétif après son arrestation. La révolution et la poésie seront ainsi intimement liées dans ce parcours où la violence s’est imposée comme à la fois contexte et moteur de la création littéraire.
Émouvant Kateb Yacine qui sut demeurer poète et perturbateur, deux rôles qu’il chérissait tant.

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