Que reste-t-il à dire sur les élections tunisiennes ? Tout a été analysé, décortiqué, interprété; les tenants et les aboutissants ont été exhibés et les liens qui les unissent envisagés.
Demeure néanmoins une interrogation à mon sens fondamentale : à quoi pourrait bien ressembler le politique que nous appelons de nos vœux, tous autant que nous sommes, en dépit de nos divergences, à l’aune des résultats du double scrutin que nous avons vécu ? Pour répondre à cette question, il importe del repenser la question de la représentation.
Que le souhait d’une meilleure représentativité des citoyens ait été porté au firmament, c’est là l’un des enseignements de ces élections, notamment au regard de l’enthousiasme généré par l’idée de démocratie directe et de la foi en son implémentation effective. Mais il est crucial de ne pas se méprendre pour saisir au plus juste les rapports qui unissent représentativité et démocratie directe.
De quoi l’idée même de «meilleure représentativité» est-elle donc le nom ? La théorie républicaine contemporaine peut nous aider à y voir plus clair dans la mesure où elle analyse la représentativité en termes de degré : plus le représentant aura de marge de manœuvre, plus il sera assimilé à un trustee, autrement, on parlera de délégué (delegate), sorte de ventriloque symbolique qui, littéralement, «parle» au citoyen. Il n’en est pas tant le porte-parole que le porte-voix qui reproduit pour le moins fidèlement le «son» initial.
Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, la «représentation déléguée» n’est pas souhaitable, si tant est qu’elle puisse effectivement exister. Paradoxalement, il vaut bien mieux penser une représentation dite «indicative», sur un mode pictural, c’est-à-dire par touches, assortie d’un certain nombre de mesures visant à amoindrir l’écart entre volonté de l’électeur et la traduction de la volonté de celui-ci par l’élu, qu’une représentation proprement «réceptive» sur le mode de la caisse de résonance.
Le philosophe politique républicain Philip Pettit explicite cette distinction de manière intéressante. Dans la représentation réceptive, écrit Pettit, «le fait que j’ai un certain état d’esprit me donne des raisons d’espérer que mon député sera sur la même longueur d’onde que moi. Dans la représentation indicative, c’est exactement l’inverse qui se passe. Le fait que mon mandataire (proxy) ait un certain état d’esprit me donne des raisons d’espérer que je partage ses orientations». Pour le dire autrement, il ne saurait y avoir, dans ce système indicatif, de lien de causalité entre les souhaits, vœux, valeurs et autres intérêts du représenté, et les décisions prises par le représentant; il s’agirait bien plutôt, selon le mot de Pettit, de (re)trouver dans les attitudes et les prises de position du représentant quelque chose de l’ordre du «signe manifeste» (evidentialsign) de la présence de son mandataire.
L’intérêt de cette conception de la représentativité est double. Elle part d’abord du principe que certaines personnes sont mieux placées que d’autres pour porter la voix des citoyens. Elle croit donc fermement en la pertinence du scrutin législatif. Mais ce faisant, elle œuvre contre la fatalité rousseauiste qui veut que sitôt que le peuple a élu ses représentants, il n’est rien. Car elle pose, en deuxième lieu, la responsabilité pleine et entière du citoyen: celui-ci est responsable de la personne à qui est allé son vote; il doit donc, selon le principe de charité, faire l’effort de se retrouver dans les mesures et autres projets de loi défendues par son représentant dont il doit, par principe, supposer la bonne foi. Le devoir civique est aussi un devoir de civilité. C’est donc littéralement un sacerdoce républicain qui doit animer le citoyen-électeur, exactement comme celui que vivait le citoyen athénien du Ve siècle avant J.-C.
Mais ce sacerdoce lui-même n’est rendu possible que grâce à l’institution préalable d’un système de filtres et de contrôles pensé aux fins de minimisation du hiatus entre électeur et élu (notamment en termes de lutte contre la corruption), un système qui se fonde lui-même sur une certaine idée de l’homme. C’est en effet parce qu’elle part du principe selon lequel la plupart des gens sont honnêtes qu’une théorie républicaine digne de ce nom est capable d’instaurer des filtres puis, par la suite, des sanctions destinées à punir des personnes foncièrement non malhonnêtes, mais qui ont dévié – et non pas des fieffés gredins en habit parlementaire. Civiliser la république n’est pas autre chose que mettre au point un système qui permette de sélectionner les agents désirés en faisant en sorte que les bonnes personnes soient à la bonne place puis de sanctionner les exceptions qui contreviennent aux règles.
Et précisément, c’est au nom de cette même responsabilité que ledit mandataire, une fois les signes manifestes non décelés, devra reconnaître que sa confiance a été éprouvée et rendre un jugement de défiance, ledit jugement s’incarnant dans le droit de révoquer l’élu. La révocabilité est donc un droit du citoyen-électeur manifestement floué, mais un droit dont l’exercice est postérieur, tout à la fois, à la mise en place d’un système en charge de minimiser les risques d’une telle procédure et à un investissement civique responsable. Ce droit, exercé individuellement sur la base d’une relation de confiance juridiquement actée entre deux personnes, explique en quoi la révocabilité ainsi entendue n’a rien à voir avec le recall états-unien, qui exige un nombre minimal de signatures pour lancer la procédure de révocation. C’est aussi à ce niveau que se lit le caractère proprement direct de la démocratie. Reste, naturellement, à définir les modalités de la révocabilité; mais l’on peut d’ores et déjà penser à une palette de mesures sanctionnant la défiance, de la suspension plus ou moins longue au rappel pur et simple.
Voilà le véritable sens de la démocratie directe. Responsabilité y est sans doutele maître-mot. Contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, elle n’implique en rien un nivellement par le bas, à une condition : intégrer la relation organique entre vertu civique et représentativité en pensant l’obligation en amont, aussi bien du côté de l’électeur que du côté du système qui intronise les élus.
Par Soumaya MESTIRI*
*Professeur de philosophie politique et sociale