Hammadi Mezzi est l’un des dramaturges tunisiens les plus exigeants et les plus fins. Malgré toutes les difficultés, il a continué à travailler pour donner un théâtre atypique. En 1989, il avait monté la Troupe de Théâtre Sindbad qui a marqué la scène artistique tunisienne. Elle était avant tout une école pour former les nouveaux comédiens dans différentes disciplines artistiques. La troupe est forte de 20 créations qui ne sont pas passées inaperçues tout au long des deux dernières décennies. Sa nouvelle création porte le nom de «Douleb». Il nous en parle.
Par quoi expliquez-vous votre absence ces dernières années ?
Ce n’est pas du tout une absence ! Ma dernière pièce «les rapaces» date de 2016. Je ne fais pas partie des metteurs en scène pressés qui enchaînent trois ou quatre travaux par an. En ce qui me concerne, je crée une pièce tous les deux ans. Je laisse décanter le sujet et je prends mon temps pour l’écriture et le traitement. Ce n’est pas tout le temps facile car chaque phrase que j’écris est un engagement de ma part.
Votre nouvelle pièce «Douleb» décrit un microcosme des bas-fonds qui reflète l’image d’une société en perdition, où la moralité est négociable, et le rêve menacé.
Je suis passé par plusieurs étapes dans mon parcours à Dar Sindbad où depuis 2002 j’ai travaillé sur plusieurs thèmes. L’une de ces étapes a porté mon intérêt vers la famille en tant que microcosme d’une société. «Douleb» raconte justement l’histoire d’une famille dont le père a été emprisonné pendant 15 ans. Pendant cette absence, c’est la mère qui a veillé sur ses enfants.Mais ces enfants ont tout de même grandi avec des complexes. Lorsque leur père est sorti de prison, il y a eu des divergences. D’un côté, un père qui veut faire de ses enfants une copie de son image et, de l’autre, des enfants qui refusent cet état des choses, ce qui crée de très grands conflits.
Côté scénographie, on constate qu’il y a eu un grand changement par rapport à vos précédents travaux…
Oui, en effet, il y a un grand changement et je veux être reconnaissant à celui qui m’a donné une nouvelle conception de la scénographie, le professeur Noureddine el Ati, lorsqu’il a été mon professeur en 1972. C’est lui qui a introduit ce concept de la scénographie qui nous était étranger à l’époque. Je peux affirmer que le principal pilier de «Douleb» est la scénographie. Et puis, il y a ce va et vient entre le discours théâtral et la scénographie pour créer une sorte d’équilibre fragile. Nous avons beaucoup travaillé sur la polyphonie visuelle. Nous avons voulu donner au visuel le même pouvoir que le discours et les mots. Et là, je reconnais que je suis influencé par la citation d’Antonin Artaud qui dit «Le théâtre ne reprendra sa force qu’en reprenant son langage». Or, le langage du théâtre est essentiellement visuel ! C’est un langage que notre théâtre a abandonné malheureusement. Cela dit, il y a des expériences tunisiennes qui ont pris conscience de cette dérive et on peut dire que le théâtre a commencé à reprendre son identité.
Selon vous, le discours théâtral a-t-il profité du climat de l’après-révolution ?
Après la révolution le théâtre et le discours théâtral sont tombés dans la solution de facilité. En ce qui me concerne, les œuvres prennent toujours le temps de mûrir et cela depuis mes débuts. Mon premier voyage théâtral avec Naïma El Jeni et Mongi ben Hafsia a duré un an par exemple. Je demeure toujours contre la solution de facilité dans le théâtre parce que l’acte de création exige un certain engagement et une honnêteté intellectuelle. Malheureusement il y a aujourd’hui une sorte de cupidité de la part de certains producteurs dont le souci principal est d’obtenir des subventions en faisant pression sur les coûts avant de passer au projet suivant… Je ne m’inscris pas dans cette mouvance. Il ne faut pas oublier non plus que le public tunisien est un consommateur de ce genre de pièces sans assise théâtrale et intellectuelle et qui ont recours au discours au premier degré comme le phénomène du monodrame ou le «one man show».
La «clochardisation» de la langue tunisienne a-t-elle atteint le théâtre également ?
Bien entendu ! Et cela fait partie également des solutions de facilité dans lesquelles le théâtre est tombé. Certains auteurs ne se donnent plus le temps de faire un travail sur la langue avec des métaphores et des mots qui tirent la réflexion vers le haut. C’est ce qui entraîne souvent la diffamation et le discours vulgaire qui est applaudi par le public et je dis cela avec une profonde amertume.
Dans «Douleb», vous avez eu recours à l’arabe littéraire ou au dialecte tunisien ?
Au dialecte tunisien ! Mais j’ai beaucoup travaillé pour que le niveau du dialecte tunisien retrouve sa beauté et sa profondeur. La langue de «Douleb» est le fruit d’un vrai travail de bijoutier.
Vous avez opté pour de nouveaux comédiens..
J’essaie d’éviter les visages trop consommés et de dénicher de nouveaux talents chez les jeunes. Et puis, il y a des comédiens avec qui j’ai travaillé et qui ne peuvent pas donner le plus, qui n’ont pas les moyens d’évoluer. Nous avons une jeunesse qui a un talent extraordinaire mais il faut lui donner simplement les moyens de travailler en restructurant l’état du quatrième art. Malheureusement les fleurons de nos professeurs fraîchement diplômés dans ce domaine sont partis dans les pays du Golfe qui leur offrent de meilleures conditions de travail. Dans une dizaine d’années ces pays-là seront une référence dans le théâtre grâce à une cinquantaine de nos meilleurs professeurs tunisiens. En Tunisie nous n’avons pas misé sur la culture. Notre pays ne fait pas du ministère de la Culture et du ministère de l’Education des ministères de souveraineté et pour cela nous subirons toujours ce genre de problèmes sociaux et politiques. Parce que au fond il y a toujours un problème d’éducation et de culture.
Cette année la maison Sindbad fête ses trente ans…
En effet, et à cette occasion, Sindbad avec le soutien de la Ligue arabe pour le théâtre a publié un livre pour garder les traces de toutes ces œuvres qu’elle a produites. Le livre contient 19 pièces de théâtre. Pour moi, il est important de laisser cette documentation pour la mémoire du théâtre tunisien. Cette célébration de la trentième année programme aussi en parallèle du livre en question un film documentaire qui porte le titre «trente ans et après ?» et une exposition de photos, d’affiches, de documents et de costumes de théâtre. A cela s’ajoutent les représentations de la nouvelle pièce «Douleb».