Auteur de l’ouvrage qui vient de paraître : « De la révolution à la restauration. Où va la Tunisie ? », Hatem Nafti, 35 ans, travaillant et résidant à Paris, était parmi nous la semaine passée. Il est venu présenter son livre devant le public tunisien. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur les motivations qui ont présidé à la rédaction de son livre. Ainsi que sur les enjeux à venir de la Tunisie post-électorale
Ingénieur en informatique de formation, comment avez-vous commencé à commenter et à analyser l’actualité politique ?
Je me suis toujours intéressé à la politique, avant la Révolution par procuration en suivant ce qui se passait dans ce domaine en France essentiellement mais également au Liban, la démocratie la plus aboutie du monde arabe. Très jeune, j’ai eu accès à des lectures qui ont contribué à ma formation politique, d’autant plus que mon père était historien et diplomate à la Ligue des Etats arabes. Je suis parti en France en 2009 pour réaliser mon projet de fin d’études.
En m’établissant à Paris, j’ai rencontré la base arrière de l’opposition tunisienne, qu’elle soit laïque ou islamiste. J’y ai suivi la campagne « Nharala Ammar », contre la censure sur le Net et vécu les premiers pas du mouvement Byrsa. J’ai vraiment attrapé le virus de la politique avec le déclenchement des événements du 17 décembre 2010. Toutefois dès le départ, j’ai refusé de faire de la politique politicienne, préférant plutôt de m’investir dans le commentaire en intégrant avec des amis un projet sur Internet qui s’appelle « l’Indic ». On animait cet espace sur Facebook en produisant des interviews décalées et un contenu original dominé par l’humour comme arme de résistance. En Tunisie on voyait monter la polarisation entre islamistes et modernistes-laïques et on s’est rendu compte avec mes amis que le problème était ailleurs. Alors on s’est investi pour démontrer l’importance de la question des martyrs et des blessés de la Révolution et celle du retour de l’ancien régime.
Comment vous vous informiez sur ce qui se passait véritablement en Tunisie alors que vous n’étiez pas sur le terrain ?
Personnellement, je n’ai jamais perdu le contact avec le pays. Je rentrais très fréquemment, tous les deux mois en moyenne, notamment à cause de la maladie de mon père. En 2012-2013, j’ai fait partie d’une association franco-tunisienne « Siwa », qui travaillait sur les jeunes de Redaief. A plusieurs reprises on a organisé des résidences dans le bassin minier. L’idée consistait à ramener là-bas des artistes afin de dénicher des talents sur place en photo, infographie, théâtre.
Et puis de toute façon, on le sait, les primo-migrants comme moi restent toujours très liés à la Tunisie à travers divers canaux. Je ne rate par exemple jamais l’émission Midi Show sur Mosaïque FM, j’y consacre ma pause-déjeuner, et lorsque je rentre en Tunisie je n’oublie jamais de passer dans les librairies pour acheter toutes les nouvelles publications sur le pays. Les réseaux sociaux facilitent aussi l’échange entre les uns et les autres.
Votre premier livre « Dessine-moi une Révolution » est publié en 2015 au terme d’un cycle électoral. Ce second arrive quelques semaines après les scrutins de l’automne 2019. Pourquoi ce choix précis de timing ?
Les élections représentent un point d’étape. Dans « Dessine-moi une Révolution », un recueil de témoignages de personnalités très différentes, en 2014, à un moment où le mot « révolution » a commencé à être diabolisé et où on a associé à tort révolution et islamisme pour cause du scrutin de 2011.
Or, j’ai voulu démontrer dans ce premier livre où chacun racontait sa révolution et où j’ai relayé des histoires et des destins que les islamistes ne cherchaient qu’une chose : se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix et quels que soient leurs partenaires. Fin 2014, Béji Caïd Essebsi est élu. Il annonce dès sa campagne électorale la couleur : «Arrêtons ce processus de redevabilité et mettons en place une réconciliation nationale». Il a menti sur son alliance avec Ennahdha mais pas sur ce sujet-là. Avec les islamistes, il trouve un accord sur une base claire : on oublie ce qui s’est passé avant la Révolution contre l’occultation des années troïka.
Voilà comment j’ai pensé à la restauration comme titre premier de ce dernier ouvrage, qui devait s’intituler ainsi : « De la Révolution à la restauration ? ». L’idée sur laquelle j’ai commencé à travailler consiste à dire qu’ après ces cinq dernières années délétères où on a vu le pire de ce que pouvait offrir la classe politique — je reviens dessus dans le chapitre : « Un quinquennat pour rien » — on a tout fait pour dégoûter les Tunisiens de la politique. Du tourisme partisan, au statu quo sur fond de crise économique et sociale. Alors dans ces conditions, la tentation autoritaire devient naturelle et l’expression « Yarhmek ya Ben Ali » (Béni sois-tu Ben Ali), récurrente. Le risque de la restauration semblait imminent.
Quand j’ai commencé à rédiger l’ouvrage en avril, les sondages consacraient une très bonne place à Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL). Des formations progressistes affirmaient de leur côté qu’elles n’avaient aucun problème à gouverner avec Abir Moussi. Mais avec le vote Kaïs Saïed, il est difficile de parler de restauration puisqu’avec ce scrutin on remet au centre du jeu des problématiques, telles la justice transitionnelle et l’affaire des martyrs et des blessés de la Révolution. Le mot Révolution est revenu à la mode. Donc pour des raisons commerciales et techniques, il était impossible de revenir sur le titre puisque le livre était déjà amorcé.
Pour se rattraper par rapport à l’actualité, on y a ajouté l’interrogation : « Où va la Tunisie ? ». D’autre part, les Tunisiens, c’est vrai, ont évité la restauration cette fois-ci. Mais un fait inquiétant s’est déroulé cet été démontrant qu’une restauration est toujours possible. Il s’agit des déclarations du ministre de la Défense Abdelkerim Zbidi sur son projet de bloquer l’ARP avec des tanks au moment de la rumeur en lien avec le décès du président BCE. Que des personnes qui se présentent comme démocrates aient soutenu ses propos m’a encore plus choqué. On a vu donc se manifester une armée de réserve prête à soutenir un scénario à l’égyptienne. Le terrain est toujours propice à une gouvernance autoritaire de la Tunisie !
Résidant en France et intervenant comme commentateur dans les médias étrangers, avez-vous écrit ce livre également pour démontrer à ce public-là qu’on ne peut réduire la vie politique tunisienne à une simple dichotomie entre islamistes et progressistes ?
En effet, c’est mon leitmotiv depuis que j’écris. Depuis 2011, lorsque nous animions avec mes amis la page Facebook « L’Indic », je répétais à ceux qui nous suivaient : l’enjeu est situé ailleurs que dans cette polarisation islamistes-progressistes. On a d’ailleurs une classe politique très conservatrice et un peuple non moins conservateur, ce qui a été démontré par les résultats des élections.
Je m’adresse dans le livre à deux publics différents. Les Tunisien tout d’abord, qui ne vont pas y faire de grandes découvertes — les évènements que j’y relate étant déjà connus — à part ma vision des choses. Ce qui pourrait les intéresser ce sont les liens que j’établis entre les événements. J’essaye aussi de rappeler des faits importants, qu’on pourrait très bien oublier parce que l’actualité est trop dense chez nous. Ensuite le livre est destiné également aux Français, il est publié par un éditeur français et fera sa sortie commerciale dans quelques jours en France où la problématique de l’islamisme en général et du voile en particulier revient en force.
Le lendemain de l’élection de Kaïs Saïed, la journaliste Martine Gozlan, qui est d’origine tunisienne, qualifie dans le magazine Marianne Saied comme étant « le faux nez des islamistes ». Elle parle du retour des islamistes et d’une régression par rapport à la présidentielle de 2014. Elle ne fait que plaquer sa réalité franco-française sur une réalité totalement différente. En plus elle conclut son article en clamant : « Adieu jasmin ! ». Alors que la chute de Ben Ali est appelée « Révolution de la dignité » et non « révolution du jasmin ».
Il y a énormément de journalistes et d’écrits de Français qui donnent une juste vision de la Tunisie, face malheureusement aux médias mainstream qui offrent eux une grille de lecture très réductrice de notre réalité, la limitant à un conflit récurrent entre méchants islamistes et gentils progressistes. Alors qu’en vérité, les nombreuses convergences entre Nida Tounès et Ennahdha ont donné une alliance pas si contre nature que ça et je le démontre dans un chapitre du livre. D’autre part, il n’y a pas que les rapports de force qui dominent la vie politique. Nous l’avons vu au Parlement malgré sa majorité pléthorique, BCE n’a pas pu faire passer du premier coup son projet de loi sur la réconciliation. L’intervention d’une autre force, celle de la société civile opposée à cette initiative a fait basculer la balance au profit de la rue.
Vous consacrez un chapitre à la justice transitionnelle. Quelle importance prêtez-vous à ce processus ?
Je pense que le processus de justice transitionnelle est indispensable pour qu’on puisse vivre ensemble, au sein d’une véritable nation. Les Tunisiens aujourd’hui sont une mosaïque de groupes qui cohabitent mais sans projet commun, pour cause d’une foule de ressentiments qui les divisent. Il y a une dichotomie entre les régions côtières et la Tunisie de l’intérieur.
Une autre au sein même de la métropole entre le centre et la périphérie. Il y a la fracture entre islamistes et modernistes. En 2014, il était intéressant de constater la dichotomie nord-sud concernant la géographie électorale : deux parties du pays se regardaient en chiens de faïence. Toutes les questions abordées par la justice transitionnelle sont fondamentales. De l’affaire des martyrs et des blessés de la Révolution avec laquelle on a inauguré les auditions publiques au legs de Bourguiba, à la problématique youssefiste, jusqu’aux conditions de la décolonisation.
Ces phases historiques doivent être abordées de manière dépassionnée et cartésienne pour dépasser nos fractures et évoluer vers une réconciliation nationale. Une vraie. Rétrospectivement je pense que même si la présidente de l’Instance vérité et dignité a été controversée, personne d’autre n’aurait pu tenir la route. Toute autre personne aurait démissionné notamment face aux diverses manœuvres des autorités contre le processus. Dommage que cette justice ait été autant instrumentalisée politiquement : on n’a pas pu atteindre tous les objectifs.
Aujourd’hui nous avons heureusement dépassé le risque de l’arrêt de fonctionnement des chambres spécialisées. Un danger sérieux, qui était tangible au moment de la campagne présidentielle où plusieurs candidats ont promis de mettre en place une réconciliation-amnistie.Et si on voulait trouver un dénominateur commun à toutes les personnes qui ont soutenu au premier tour Kaïs Saïed, on tomberait sur l’affaire des martyrs et blessés de la Révolution et au-delà la question de la justice transitionnelle. Je suis très enthousiaste par son élection car il s’agit de la victoire de ces enjeux-là.
Une ARP très fragmentée, un président de la République élu massivement au suffrage universel mais sans majorité, la menace d’une restauration…Peut-on rester optimiste devant des signes aussi inquiétants ?
Ce sont surtout des signes contradictoires. En une semaine, en l’espace de deux dimanches de suite, les Tunisiens ont livré des messages complètement opposés. Aux législatives, ils ont reconduit à peu près la même classe politique qu’en 2014, mais plus fragmentée. Les deux grands changements ici ne sont pas très rassurants, à savoir le retour en force de l’ancien régime, Abir Moussi est arrivée troisième au nombre de voix, et la disparition pure et simple de la gauche radicale. Je suis certain que des milliers de Tunisiens ont voté pour Kaïs Saïed le dimanche 15 septembre contre la corruption. Puis sont allés le dimanche 6 octobre élire les députés de l’ARP selon des logique partisanes, claniques, tribales, ou régionales pour des corrompus notoires.
Comment à votre avis Kaïs Saïed peut-il évoluer dans le paysage politique que vous dressez ?
Tel que je vois les choses et surtout avec la mainmise d’Ennahdha sur le Parlement, on va tenter d’affaiblir le président de la République, qui a été élu avec plus de voix que l’ensemble des 217 députés. On va essayer de le cantonner à la diplomatie et à la défense nationale en le laissant faire les beaux discours, qui sont les siens. Les islamistes ont appelé à voter KS uniquement par opportunisme. Regardez donc qui sont ceux qui attaquent sur les réseaux sociaux les journalistes au nom de groupes liés à KS, en remontant le fil vous découvrirez que ce sont des nahdhaouis ou des militants d’El Karama. Ils cherchent pertinemment à isoler le Président et à le décrédibiliser. On sait que les islamistes ne font rien gratuitement et que leurs armées facebookiennes n’agissent que sur ordre !
Y compris dans le livre, vous semblez prendre le parti de Kaïs Saïed, ne pensez-vous pas que nous allons vers une régression conservatrice d’autant plus que le premier parti est loin d’être progressiste ?
Non, nous allons plutôt maintenir le statu quo sur les sujets des droits et des libertés. Je ne crains pas une régression. KS est plus que tatillon concernant la loi. Il disait qu’il lui arrivait de corriger jusqu’à trois reprises les copies de ses étudiants pour s’assurer qu’il n’y ait pas un 0,5 qui manque au total de la note finale. Il ne va probablement pas outrepasser ses prérogatives, ni laisser passer des projets de loi anticonstitutionnelle. Le seul cas problématique concerne la peine de mort. Là le président a la totale liberté de signer les décrets d’exécution de la peine capitale.