Par Soumaya Mestiri*
Nous voilà, donc, neuf ans après la Révolution. Comme chaque année à pareille date anniversaire, se pose la question du bilan. Or, pour savoir où l’on en est, il faut au préalable et pour utiliser un jargon entrepreneurial, savoir si ce que l’on a mis initialement dans la clause d’objectifs pouvait prétendre à l’actualisation effective au regard des ressources mises en œuvre. Savoir, en d’autres termes, si les moyens envisagés servaient réellement les fins souhaitées.
Que voulions-nous, donc, et comment aspirions-nous à le réaliser? Plusieurs réponses peuvent être apportées à cette question mais il n’en demeure pas moins que l’analyse des slogans de la Révolution représente un angle de vision pertinent pour celui qui raisonne en termes de revendications, d’exigences et d’objectifs. L’on dira, alors, que « le peuple » voulait « l’emploi, la liberté, la dignité nationale » et qu’il pensait y parvenir à travers « la chute du régime ». Rien de nouveau là-dedans, pourrait-on rétorquer. Et l’on aurait parfaitement raison, à un élément près : il me paraît que l’ajustement des moyens aux fins n’a pas eu, jusqu’à présent, le traitement normatif qu’il méritait. Cette insuffisance procède, à mon sens, d’un impensé fondamental – quel type de liberté voulons-nous via la chute du régime ?Plus exactement, cet impensé que nous traînons depuis neuf ans a clairement empêché que l’on se pose sérieusement la question de l’alternative : la chute du régime, soit, mais pour mettre quoi en lieu et place ?
Une objection possible à cette manière d’envisager le problème serait de répondre que la Constitution de 2014 doit être appréhendée comme la traduction de cet idéal de liberté que le peuple a appelé de ses vœux en 2010. C’est précisément ce point que je voudrais discuter ici en soutenant la thèse symétriquement inverse : la Constitution qui est la nôtre aujourd’hui a trahi, au sens tout à fait objectif et dépassionné du terme, l’idéal de liberté qui a déclenché la Révolution.
Cet idéal, quel fut-il exactement ? Il me semble que l’on peut dire que le peuple a émis le souhait radical d’en finir avec la domination et de penser, ainsi, la liberté politique autrement, à la fois comme un idéal public, une politique publique et un impératif constitutionnel. Le point commun de ces trois exigences est la prise au sérieux de l’idée même de dignité humaine : la liberté, ce n’est pas seulement la restriction ou la limitation comme le voudrait une logique purement juridique (ou libérale) mais c’est surtout et avant tout l’emprise arbitraire non quantifiable et donc non traduisible en termes de droits individuels. Je peux, en effet, très bien être libre de mes actions, c’est-à-dire ne pas être matériellement ou techniquement entravé et avoir un arsenal juridique qui m’accompagne sur le chemin que j’ai choisi en connaissance de cause et pourtant, dans le même temps, être dominé car soumis à la volonté potentiellement capricieuse et autoritaire d’un tiers.
La liberté comme non-domination consiste précisément à lutter contre ces formes insidieuses de dépendance qui menacent de devenir patentes et donc foncièrement liberticides. La liberté comme non-domination fait sienne l’adage populaire selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir, pour la bonne raison, que dans le cas d’espèce, la guérison, quand elle est possible, a un coût éminemment élevé. Elle se situe donc en amont, sur un plan architectonique, contrairement à la liberté libérale qui ne peut exister qu’à un niveau relativement basique car instrumental : un droit spécifique pour une liberté particulière. Elle met, ce faisant, l’accent sur le citoyen plutôt que sur l’individu, partant du principe que le second ne pourra pleinement s’épanouir que si l’on permet au premier d’exister en toute effectivité. Elle est, « en un mot, comme en cent », républicaine au sens idéologique du terme.
Jetons, à présent, un coup d’œil sur le préambule de la Constitution de 2014, partant du double principe que c’est là que l’esprit du texte se manifeste de manière prégnante et que les mots, définitivement, ont un sens. On n’y trouve, malheureusement, aucune trace de cet idéal de liberté, de cette volonté de lutter contre la menace de l’arbitraire et pas seulement contre l’arbitraire en acte, de la responsabilité du citoyen dans l’édification de ce projet national.C’est le signe que l’essai n’a pas été transformé, que nous avons raté une occasion historique de changer de paradigme. Et, de fait, l’esprit du préambule et donc de la Constitution est et demeure purement libéral, hérité du modèle français, celui de la IIIe République.Cette orientation, je la perçois personnellement à trois niveaux différents.
D’abord, dans la volonté de noyer le politique, au sens fort et noble du terme, dans des considérations culturalistes conciliatrices visant à ménager la chèvre et le chou : le troisième paragraphe, dévolu au régime politique, est encadré par deux paragraphes qui s’attachent à énumérer les références culturelles et idéologiques particulières, universelles et cosmopolitiques d’un côté, locales, régionales et globales, de l’autre, qui caractérisent la nation tunisienne. Il importe, ici, de ne pas se méprendre. Je ne dis pas qu’un tel rappel est superflu ; je dis que tout se passe comme si l’enjeu proprement politique se donnait à voir comme un acquis, quelque chose qui va de soi et sur lequel on passe de manière incidente.
Ensuite, dans le fait de réduire le politique à la politique. De se contenter de mentionner le pluralisme politique au sens de partisan, l’alternance politique, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, de négliger le fait que « la dignité de l’Homme », évoquée dans le paragraphe cinq n’a de sens qu’à travers son incarnation dans une citoyenneté responsable et active. En somme, d’insister sur le caractère professionnel de l’engagement civique, n’envisageant l’investissement citoyen que sur le mode « participatif » – une qualification que l’on emploie pour se dédouaner du défaut de représentativité inhérent à la démocratie classique mais qui, dans le fond, consiste à panser une jambe dont l’état exige une franche amputation. Si l’on veut véritablement « démocratiser la démocratie » (slogan de la démocratie participative) il faut avoir le courage de penser des mécanismes institutionnels qui permettent aux citoyens de contester l’imperium du gouvernement. Cela signifie quelque chose de très simple, mais qu’il faut avoir le courage politique d’implémenter : garantir que l’agir gouvernemental sera en mesure de surmonter le test de la contestation populaire et non pas œuvrer à faire en sorte qu’un tel agir soit effectivement le produit de la volonté du peuple, en faisant valoir un certain nombre de « tartes à la crème » qui ne changent rien à la configuration oppressive et au défaut de démocratie initiaux. C’est là le véritable sens de la souveraineté populaire tel que le conçoit le républicanisme dont l’idéal se construit de liberté comme une non-domination.
Enfin, corollaire de ce qui précède, en faisant valoir explicitement l’idéal de « bonne gouvernance », typiquement libéral dans lequel c’est la politique qui est le sujet de la gestion et qui, de ce fait, devient un « art managerial » censé substituer à l’action unilatérale de l’Etat un mode d’édiction des normes plus inclusif et donc plus consensuel. L’on aurait attendu d’une constitution « révolutionnaire » qu’elle soit en mesure de remettre le politique sur le devant de la scène en prônant le « bon gouvernement », au sens médiéval du terme, qu’on retrouve par exemple dans la tradition arabo-musulmane sous l’appellation de tadbîr. On pourrait donner l’exemple d’Ibn Baja, l’Avempace des Latins et de son Gouvernement du solitaire (Tadbîr al-Mutawahhid). L’on aurait également été en droit d’espérer, dans une constitution postrévolutionnaire informée par la nécessité de lutter contre la corruption, la présence d’un esprit républicain hérité des pères fondateurs, eux-mêmes hantés par ce spectre liberticide et portés par le credo d’une politique foncièrement morale.
Je pense notamment à l’idéal de bonne conduite des gouvernants, cher à Alexandre Hamilton. En croisant symboliquement le bon gouvernement d’Ibn Baja et la bonne conduite d’Hamilton, nous aurions eu une hybridité bienvenue et pertinente, une « religion civile » à la hauteur de nos espérances, plutôt qu’une compilation de références culturelles et idéologiques qui, telles quelles, n’apportent rien dans un contexte de rupture.La Constitution de 1959 était anti-coloniale, celle de 2014, postcoloniale ; celle que nous appelons de nos vœux est foncièrement décoloniale, débarrassée de ses oripeaux libéraux, assumant et revendiquant son ancrage local, sudisé et périphérique.
« Rupture », voilà le maître-mot. La référence républicaine aurait été l’occasion de la consommer définitivement. Au lieu de cela, la « Deuxième République »a été proclamée, entérinant clairement une continuité déjà en germe dans l’idée même de transition démocratique. Neuf ans après la Révolution, il est grand temps de répondre aux aspirations de ceux dont les slogans, s’ils ne peuvent se substituer à la Constitution, peuvent néanmoins prétendre à un peu plus de crédit.
*Professeur de philosophie politique et sociale à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.