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Liberté et Révolution : Une équation possible


Encensée par les uns, maudite par les autres, crainte par certains, la liberté est une revendication du 14 Janvier 2011. Elle ouvre devant les Tunisiens «les voies inconfortables du choix», comme l’affirme le politologue Cherif Ferjani.


Dans l’effervescence d’une rue où circule, à l’approche de la chute du régime de Ben Ali, une parole affranchie de la peur, les Tunisiens expérimentent, pour la première fois, une liberté politique inédite dans leur pays. Telle est probablement l’origine de l’intensité émotionnelle qui a traversé les premières manifestations de l’année 2011. L’horizon du possible s’élargit à n’en plus finir. Une conscience et un goût pour la chose publique gagnent les femmes et les hommes.
Le mot liberté (horriya), dont la force entraînante galvanise les foules particulièrement en ce 14 Janvier 2011, revient dans les slogans comme un thème toujours renouvelé de cette partition révolutionnaire en mouvement.
«Choghl, horriya, karama wataniya !» (Travail, liberté, dignité nationale), revendiquent les uns.

«Tounes Tounes horra, horra ou Ben Ali ala barra !» (Libre, libre la Tunisie. Out Ben Ali», s’insurgent les autres.
«Horriya !» vibrent les manifestants dans une symphonie festive de mains levées sous la clameur des applaudissements. Le plaidoyer des foules en liesse en faveur de la liberté est vécu comme un moment d’intense bonheur. C’est un cri du cœur sorti du fin fond des temps, celui d’un peuple dont l’émancipation a toujours été ajournée.

«Une valeur centrale de la modernité»
«En réalité, quelque chose dans le modernisme tunisien n’avait pas fonctionné. Et cette chose qui manquait aux Tunisiens, c’est la valeur centrale de la modernité : la liberté. Les Tunisiens n’étaient modernes qu’à moitié, car ils ne s’étaient pas donné les moyens politiques pour l’être vraiment», écrit l’essayiste Hélé Béji.
L’écho de ce cri parvient aux oreilles des juristes réunis en conclave dans la Commission de réforme politique créée le 17 janvier 2011 pour réviser les grandes lois encadrant la vie publique, que plus de cinquante ans de dictature s’ingénièrent à cadenasser.
La commission s’élargit pour devenir le 18 février la Haute instance de réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Son comité d’experts attaque en premier les projets qui constitueront «les six lois de la libération», selon l’expression du Professeur Ben Achour.

La juriste Hafidha Chekir a fait partie du Comité d’experts de la Haute instance. C’est une universitaire engagée depuis longtemps pour la démocratie et les droits de l’homme. Aujourd’hui encore, elle semble marquée par la perversité de la Constitution de 1959, à l’origine de tous les procès politiques de 1966 aux années 2000. «Dans son article 8, l’ancienne loi fondamentale concédait d’une main plusieurs libertés publiques qu’elle arrachait de l’autre en les subordonnant à l’autorisation du ministère de l’Intérieur», défend Hafidha Chekir.
Pour avoir exercé librement leur droit de s’exprimer politiquement et de s’associer, des milliers de militants, souvent de moins de vingt ans, tels les perspectivistes des années 60 et 70, ont été jugés par la Cour de sûreté de l’Etat, et inculpés pour «appartenance à une organisation non reconnue», pour «diffusion de fausses nouvelles de nature à troubler l’ordre public», pour «complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat», pour «diffamation à l’égard du chef de l’Etat et des autorités officielles»…

Que vaut donc la liberté sans justice sociale ?
«Nous avons rêvé la liberté, particulièrement celle concernant le droit d’association. Par réaction à ce que nous avons vécu à l’époque de Bourguiba et de Ben Ali, nous ne voulions surtout pas tomber dans une situation restrictive de ce principe. L’ambiance de communion et de solidarité générales des premiers jours a favorisé cet élan libéral qui était le nôtre. Qui aurait alors imaginé que nous aurions à subir le terrorisme ou que certains exploiteraient les petites brèches du décret-loi sur les associations dans un but criminel ?», confie Hafidha Chekir.

Or, le temps de la transition passant et après de longues batailles entre progressistes et islamistes, seules les libertés fondamentales sont consignées dans la Constitution du 27 janvier 2014. En accord parfait avec l’injonction des manifestants, le texte fondamental, dans son article 49, délimite le champ des restrictions et protège les droits et les libertés contre toute régression et toute velléité hégémonique du législateur. De toutes les revendications de la révolution, la part des libertés aura été la plus grande. Les autres, exigeant investissements, stratégies innovantes et visions prospectives, n’ont toujours pas de réponses.
«Mais que vaut donc la liberté sans justice sociale ? Sans égalité régionale ? Sans droit à l’emploi ? Sans dignité ?», commence-t-on à entendre dans une interrogation quasi existentielle, toujours via les micros-trottoirs baladeurs, lors de la seconde phase de la transition.

Une construction qui demande du souffle
Peu à peu, les voix émancipées du début s’affaiblissent au profit de celles qui s’élèvent dans un appel stressé au retour de l’ordre. Pour mettre un frein aux «dérapages des libertés» (infilat al horriyat) notamment devant des sit-in persistants, des grèves cycliques, des vagues ponctuelles de désobéissance civile, le tout sur fond d’affranchissement des médias de toute autorité de régulation.
«La construction de la liberté demande du souffle. A chaque fois, que nous aurons installé une structure nouvelle pour résoudre un conflit sans recourir à la violence, nous aurons fait un pas en avant et gagné un pari de plus en faveur de la liberté. Il n’y a rien de pire que la peur pour ruiner la liberté», soutient Emna Belhadj Yahia, philosophe et écrivain.

Mais les révolutions, qui éclatent soudain comme un tourbillon après une longue attente et de lourdes frustrations, veulent précipiter le temps, oubliant que dans un pays sinistré par plus de cinquante ans de dictature, tout reste à faire.
Les manifestants qui, dans un élan exalté, ont écrit son nom en arabe, en français et en anglais sur les banderoles, les pancartes et les murs de la ville, en ce 14 janvier 2011 sur l’avenue Bourguiba, en février à la Kasbah et les jours et les semaines d’après, à chaque grand rassemblement, ignoraient encore l’autre vertige de la liberté, à savoir le doute.
Car, paradoxalement, avec la levée subite des interdits qu’imposait à chaque pas une dictature, des peurs nouvelles s’expriment spontanément. De simples peurs humaines du vide et de l’inconnu… Beaucoup de Tunisiens ont parfois comme l’impression de perdre la boussole. Ils s’interrogent en boucle :
– «Jusqu’où peut-on aller désormais ?»
– «Quelles sont les limites de la liberté ?»
– «Quelle peut-être notre identité aujourd’hui ?»
La liberté, en projetant les Tunisiens dans la modernité, leur ouvre «les voies inconfortables du choix et des routes non tracées par l’autoritarisme», admet le politologue Cherif Ferjani qui avance dans une note d’optimisme : «Il faudra désormais se définir non pas par rapport à un autre diabolisé mais en accord avec soi-même… Les libertés finiront bien par s’autoréguler dans ce pays !».

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