Si le Partenariat public/privé présente une tendance et un choix de préférence des gouvernements à travers le monde, il constitue en Tunisie une priorité, voire une obligation qui s’impose naturellement du moment où les finances publiques ne permettent plus à l’Etat d’investir dans des projets d’envergure dans des domaines vitaux comme l’infrastructure, l’énergie, l’environnement, le transport, etc. Les estimations en matière d’investissements nécessaires en Tunisie, pour les vingt prochaines années, s’élèvent à 75 milliards de dollars. En état vétuste, la maintenance et le renouvellement des différents infrastructures et équipements ne peuvent plus attendre. C’est à partir de cet état des lieux que le PPP présente en Tunisie la solution idéale sur le court et moyen termes. Mais à condition… En tout cas, c’est l’avis de Walid Bel Hadj Amor, ingénieur des travaux publics, diplômé de l’Ecole Spéciale des Travaux Publics de Paris et exerçant depuis 30 ans dans les domaines des infrastructures, de l’aménagement du territoire et de l’économie du développement. Il nous en parle avec plus de détails dans cet entretien.
La loi sur les PPP élaborée en 2015 fait l’objet de certaines critiques et réserves de la part des investisseurs qui déplorent un certain flou juridique, notamment au niveau des clauses sur les litiges. Mais également, de la part d’un bon nombre d’experts et de syndicats qui considèrent que cette loi met la grande part des risques d’investissements et de corruption sur le dos de l’Etat. Alors de quel côté êtes-vous ?
Je ne suis ni d’un côté ni de l’autre. Je pense d’abord qu’il faut démystifier le Partenariat public/privé (PPP). C’est une forme de contractualisation et de marchés publics. Le PPP n’est pas nouveau, d’autant plus qu’en Tunisie on a réalisé des PPP sans qu’il y ait un cadre juridique spécifique à ce secteur. Les exemples sont nombreux, je cite à ce titre les concessions comme celle de la centrale électrique de Radès, l’aéroport d’Ennfidha et tant d’autres. Cela prouve que globalement, nous n’avons pas nécessairement besoin d’une loi pour légiférer sur le PPP, sauf si le nouveau cadre juridique permet de réaliser davantage de projets PPP et d’une manière encore plus peaufinée. Le problème ne réside pas uniquement dans la capacité du financement de l’Etat.
Mais aussi dans sa capacité de réalisation qui est, avant tout —à mon sens— à pointer du doigt. Durant de nombreuses années, le secteur public n’était pas en mesure de réaliser la totalité des budgets d’investissement. Cela dénote l’incapacité de l’administration d’engager des investissements importants en matière d’infrastructure. Et c’est ce qui a été à l’origine de la situation dans laquelle nous nous retrouvons aujourd’hui, à savoir une infrastructure vétuste. Nous n’avons pas suffisamment investi dans plusieurs domaines comme les réseaux ferroviaires, la maintenance et le renouvellement des réseaux de distribution d’eau potable, etc. Cela dit que l’Etat est dans l’incapacité de réaliser ces projets mais aussi d’absorber les financements qui leur sont alloués. Il est vrai que la question de l’apport du financement est importante pour le PPP, mais, à mon sens, le plus important c’est que l’Etat soit en mesure de s’adjoindre de davantage de compétences et de capacités supplémentaires lui permettant de réaliser plus de projets structurants. De plus, on reproche souvent à ce mode de financement, —qu’est le PPP—, qu’il est coûteux.
On dit souvent que si l’Etat réalise ces projets par ses propres moyens, le coût total sera moins élevé. Ceci n’est pas vrai étant donné qu’il s’agit d’un calcul financier sans faire, réellement, un calcul économique. En d’autres termes, cette comparaison ne prend pas en compte, à juste titre, les frais de maintenance alors que dans le contrat du PPP, l’Etat va payer le coût global qui comporte, entre autres, le coût subi par l’opérateur privé et les coûts relatifs à la maintenance et autres services annexes. Aujourd’hui cette catégorie de dépenses n’est pas budgétisée. Et c’est ce qui participe à la dégradation de nos équipements et infrastructures. Donc, moyennant le PPP, on part d’une situation qui n’est pas, dirais-je, satisfaisante à une situation où l’Etat s’engage d’assurer la maintenance et l’entretien de l’infrastructure à travers un contrat conclu avec l’opérateur privé. Par contre, je considère que les inquiétudes sont plutôt liées aux échecs qui ont été rencontrées dans les projets PPP, y compris en Europe. Je cite ici l’exemple des projets de gestion des ressources hydrauliques en Europe, où l’on a observé des augmentations des prestations des services dans le secteur.
Mais ce qu’on oublie, souvent, c’est que ces coûts reflètent le prix réel de l’eau. Il faut dire qu’en Tunisie, on ne paie pas le prix réel de l’eau. La preuve : Aujourd’hui, la Sonede avoue qu’elle n’a pas les moyens et les ressources nécessaires pour renouveler les réseaux de distribution d’eau. Or, quand on délègue ce service à une entité privée dans le cadre d’un contrat PPP, il revient à cet opérateur-là de veiller à la maintenance de l’ensemble des installations. En contrepartie, nous allons avoir une augmentation du prix de l’eau, compte tenu des coûts de la maintenance. Actuellement, le secteur public n’assure pas ce service et donc il peut se permettre de facturer l’eau à un coût plus faible. Maintenant, est-ce qu’il y a une volonté de la part des grands maîtres d’ouvrage comme la Sncft, le ministère de l’Equipement, le ministère du Transport et autres départements de s’appuyer sur cette formule du PPP pour développer leurs activités, je pense que c’est là que le bât blesse réellement.
Il faut, également, démystifier le PPP, parce qu’on parle souvent d’une privatisation des services de l’Etat, ce qui n’est pas vrai étant donné qu’une fois le contrat arrivé à terme, l’Etat se voit rétrocéder l’équipement ou l’infrastructure en question. A mon sens, si le PPP en tant que contrat entre opérateur privé et Etat, est bien conçu, il n’y a pas de raisons à ce qu’on en fasse une polémique assez vive. S’agissant de la corruption, est-ce qu’on peut considérer qu’il n’y a pas de corruption dans la gestion des contrats classiques ? Ce n’est pas le PPP qui crée la corruption. La corruption existe avec ou sans le PPP.
Dans le cas idéal, il s’agit d’un contrat gagnant-gagnant alors ?
Il faut que ce soit un contrat gagnant-gagnant. Parce que l’Etat ne peut pas attirer l’opérateur privé si ce dernier n’y trouve pas son compte. Donc, la complexité du PPP réside dans cet équilibre qu’il faut trouver entre les responsabilités assumées des deux côtés parce qu’on ne peut pas demander à un opérateur privé de prendre une responsabilité dont il n’a pas les moyens pour l’assumer. En contrepartie, l’Etat doit, également, assumer la part de responsabilité qui lui échoit.
Comment évaluez-vous les expériences des concessions qui ont été réalisées, jusque-là en Tunisie que ce soit dans le secteur de l’énergie ou de l’infrastructure, etc ?
Je considère qu’elles sont, plutôt positives. D’abord parce qu’on a su acquérir des investissements. Partant du fait que la Tunisie vit un problème principal qui est la baisse de l’investissement, on est d’accord sur le principe qu’il faut accroître son taux par rapport au PIB. Les projets de concession et de PPP offrent des opportunités incontestables en matière d’investissement dans les décennies à venir. Ce potentiel va forcément, renforcer notre secteur privé et donc renforcer sa capacité de création d’emplois et sa compétitivité par rapport aux concurrents internationaux, outre l’accroissement de son potentiel d’investir en PPP dans le marché africain. Donc, derrière cette démarche de PPP, on peut considérer cet aspect d’une vraie économie ouverte et développée.
Pensez-vous que cette loi va en quelque sorte léser l’investisseur tunisien dans la mesure où elle met en concurrence les investisseurs tunisiens et étrangers sur un pied d’égalité, sachant que ces derniers sont plus compétitifs en matière d’offres ?
Ils (les investisseurs privés) ont surtout la capacité de lever des fonds. Dans le cadre du PPP, l’accès des opérateurs privés au financement demeure difficile. Après, il y a l’aspect expérience en matière de conception et de gestion des projets d’équipements et d’infrastructures. Je considère qu’avec cette loi, on ne favorise pas malheureusement les entreprises locales. Dans d’autres pays, notamment où le PPP fleurit et où d’importants marchés d’infrastructures se développent comme c’est le cas au Maroc, on a pensé à intégrer, dans le cadre juridique portant sur les PPP, une clause de préférence nationale en faveur des Marocains à raison de 15%.
On nous invoque toujours l’absence du favoritisme dans la loi PPP parce que nos partenaires européens ne l’acceptent pas; pourtant ces mêmes partenaires l’acceptent au Maroc. Il est important de développer le PPP en Tunisie avec une meilleure contribution des opérateurs tunisiens. Aujourd’hui, nous devons avoir une stratégie globale qui vise l’augmentation de la part du PPP dans la mise en œuvre des projets d’infrastructure et d’équipements, tout en favorisant les entreprises tunisiennes. Pour ce faire, il faut que les opérateurs tunisiens aient une meilleure connaissance des outils de financement disponibles. Rappelons, à ce sujet, qu’il y a plusieurs fonds d’investissement dans l’infrastructure en Afrique auxquels les opérateurs tunisiens peuvent faire appel. À la limite, on peut penser une association entre les opérateurs tunisiens et étrangers pour assurer le transfert de la technologie et du savoir.
Sachant que nous avons plusieurs structures et intervenants dans l’organisation du secteur PPP (Conseil stratégique du PPP, Instance générale du PPP IGPPP, Caisse de dépôts et de consignation CDC), vous ne pensez pas que cette dispersion observée au niveau de la gouvernance du secteur puisse freiner son essor ?
Il est vrai qu’il y a un problème de gouvernance d’une manière générale dans le pays, indépendamment des PPP. Cependant, je ne pense pas que l’existence de ces différentes institutions pose réellement un problème au secteur. L’idée d’avoir une IGPPP est plutôt bonne dans la mesure où elle assure un rôle de sensibilisation qui est très important, à mon sens, d’autant plus qu’elle présente un appui aux maîtres d’ouvrage qui souhaitent réaliser des projets PPP. Ce qui va permettre d’éviter de faire des expériences malheureuses. Ainsi, capitaliser de l’expérience au niveau de cette institution et la mettre au service de l’ensemble des maîtres d’ouvrages publics est plutôt un avantage.
A cet égard, il faut souligner qu’il ne s’agit pas toujours de grands projets PPP, on peut imaginer de petits projets à l’échelle régionale et locale. Et donc le rôle de l’instance paraît plutôt intéressant à ce niveau-là. En ce qui concerne la Caisse, son rôle dans le financement est également considéré comme un avantage, parce que le fait que la Caisse finance des projets PPP peut donner confiance aux opérateurs tunisiens pour investir dans ce créneau. Je ne crois pas vraiment que la gouvernance des PPP pose un problème.
Le premier forum sur le PPP a eu lieu en septembre 2018 où la Tunisie a présenté auprès d’une centaine d’investisseurs, au juste 33 projets structurants dont le coût total s’élève à environ 13 milliards de dollars. Où est-on, actuellement, par rapport à ces projets structurants. Où ça bloque réellement ?
Pour les grands projets d’infrastructure, de transport, etc, il n’y a pas réellement d’avancement, pour la simple raison que les maîtres d’ouvrage ne sont pas aujourd’hui convaincus que ce système de PPP est favorable. Quand on parle de 13 milliards de dinars, il faut savoir que cette somme correspond à trois exercices budgétaires en matière d’infrastructures. Ce qui est l’équivalent de plusieurs lignes budgétaires d’investissements publics étalées sur trois à quatre ans pour assurer la réalisation de ces 33 projets.
Qu’est ce vous recommandez concrètement pour que le PPP soit une dynamique réelle d’investissement ?
Je recommande d’abord de démarrer avec les projets marchands, c’est-à-dire des projets qui ne vont pas avoir un impact sur le budget de l’Etat. On commence par des projets pour lesquels l’opérateur privé peut lever ses propres fonds et réaliser son propre retour sur investissement. D’autre part, je pense que l’Etat doit se faire accompagner. En général, dans les projets PPP, l’Etat se fait accompagner par des conseillers techniques, juridiques, financiers afin qu’il puisse optimiser les modèles du montage PPP de façon à concevoir le modèle le plus avantageux possible. Et puis accompagner les autorités locales et régionales, notamment les municipalités dans la conception des projets PPP, ce qui va leur permettre de renforcer leurs ressources et d’améliorer leurs services.