Un événement majeur passé inaperçu : le transfert ces jours-ci des dossiers de l’Instance vérité et dignité aux Archives nationales. Les archives sont pourtant un volet important de la justice transitionnelle post-IVD. Notre reportage.
Bien que ses travaux soient clos au terme du mois de mai 2019, l’Instance vérité et dignité n’a pas totalement fermé ses portes. Il faut passer par les sous-sols de l’Instance pour découvrir qu’au troisième étage, on s’active avec une grande dose d’énergie dès 8h00 du matin. Les quatre autres étages de la commission vérité sis au quartier de Montplaisir, à Tunis, ont été vidés de tout mobilier et désertés par leurs fonctionnaires voilà plusieurs mois. Y règne un silence de mort. Les dizaines d’ouvriers qui s’agitent au niveau trois du bâtiment, telle dans une ruche bourdonnante, depuis plusieurs jours sont en train de mettre la dernière main au transfert des archives de l’IVD vers le siège des Archives nationales, au 109, Boulevard du 9-Avril. C’est la dernière mission de l’Instance qui a élu domicile dans cet immeuble pendant un peu plus de cinq années, le temps de recueillir les dossiers des victimes, de les écouter, d’instruire les cas de violations graves des droits de l’Homme et de rédiger son rapport final.
Près de 10 000 boîtes d’archives
A l’issue de ces cinq années de fonctionnement (2014-2019), l’IVD a à la fois collecté et reçu une grande masse de documents sous plusieurs formes.
L’article 68 de la loi organique encadrant et organisant la justice transitionnelle de décembre 2013 stipule que « les travaux de l’Instance sont clôturés au terme de la période prévue par la loi. L’Instance confie l’intégralité de ses documents et dossiers aux Archives nationales ou à une institution de préservation de la mémoire nationale créée à cet effet ».
L’IVD a longtemps espéré que la seconde alternative de la loi voie le jour : un établissement qui se rapproche de l’Institut de la mémoire nationale en Pologne et en Slovaquie ou de l’Institut de recherche sur les régimes totalitaires en République Tchèque. Mais les autorités n’ayant pas mis sur pied une telle structure dédiée à l’étude et à la mise en valeur des archives de la dictature, l’Instance a été obligée, presque à contrecœur, de livrer son fonds documentaire aux Archives nationales et ses enregistrements audiovisuels recélant les témoignages privés des victimes à la présidence du gouvernement.
Constituant un enjeu majeur pour beaucoup d’intervenants, des chercheurs, des historiens, des journalistes, des juges, des victimes, des hommes politiques… Ces documents essentiels pour l’établissement des faits renferment une part de la vérité sur un sombre passé des violations des droits de l’Homme. Ils sont également passibles d’instrumentalisation, de piratage ou de fuite.
Près de 10 000 boîtes d’archives sont en train d’être transférées au siège des Archives nationales.
De précieux dossiers documentant la répression
Divisés en trois grandes catégories, le responsable du département des archives à l’IVD, Belgacem Faleh, détaille leur contenu : « Il y a tout d’abord les dossiers des plaintes des victimes que contiennent 6 851 boîtes d’archives, soit 691,4 mètres linéaires. Ensuite, les archives collectées au cours des investigations de l’Instance et qui couvrent toute la période du mandat de l’IVD, de 1955 à 2013. Ces documents sont renfermés dans 182 boîtes d’archives. Enfin, les archives produites par l’IVD, à savoir les P.-V. des réunions, les décisions du Conseil, les documents des diverses commissions. Elles dépassent les 750 boîtes d’archives ».
Parmi les dossiers ayant une importance capitale, l’expert cite ceux retrouvés dans le palais présidentiel de Carthage, signés des propres mains de l’ex-président Ben Ali, les dossiers du parti-Etat de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et des archives à caractère diplomatique. Il signale aussi parmi le « trésor » de l’Instance les dossiers du ministère de la Justice et les archives des tribunaux d’exception du temps de Bourguiba érigés notamment contre les youssefistes (années 50) et les perspectivistes (années 60 et 70).
Belgacem Faleh insiste sur la dimension anonyme relative au signalement des victimes. Les boîtes contenant leurs données personnelles ne présentent aucun signe pour les identifier. Chaque victime portant un numéro, il faut revenir à un autre support, un CD, pour retrouver l’identité des personnes ayant subi des violations graves des droits de l’Homme.
Témoignages audiovisuels : 80 000 gigas
Les archives audiovisuelles constituent un sujet de conflit entre l’Instance et les Archives nationales. Lourdes de 80 000 gigas, elles recèlent des milliers d’heures d’enregistrement des drames des victimes, viols, torture, violences policières, harcèlement, humiliations, chantage, privation de droits élémentaires, procès inéquitables, conditions inhumaines d’incarcération…Des secrets, des histoires et des récits parfois confiés pour la première fois à un écoutant lors des auditions à huis clos organisées dans les différents bureaux de la commission vérité. Des témoignages précieux qui ont servi aux commissaires de l’Instance en tant que matière essentielle pour la rédaction du rapport final et pour ses investigateurs pour instruire les affaires transmises aux chambres spécialisées. Pour les historiens, ils constituent une mine inépuisable d’informations et de vérités.
Or l’IVD a livré ces « archives de l’âme », comme les qualifie l’historien et documentaliste Abdeljelil Temimi, à la présidence du gouvernement et non pas aux Archives nationales. L’Instance expliquant cette décision primo par l’absence d’une loi spécifique à l’accès à ces archives des droits de l’Homme, elle recommande d’ailleurs dans son rapport la création d’un tel cadre juridique. Et secundo par son souci de « protéger les témoins, les victimes, les experts et tous ceux qu’elle auditionne quel que soit leur statut, au sujet des violations… et ce, en assurant les précautions sécuritaires, la protection contre l’incrimination et les agressions, et, la préservation de la confidentialité », comme le préconise l’alinéa 4 de l’article 40 relatif à la Loi encadrant la justice transitionnelle.
« La réconciliation par les archives »
Pourtant pour Hédi Jallab, directeur des Archives nationales, l’arsenal des lois actuel est suffisant et est garant de la sécurité de ces documents audiovisuels, à savoir la loi relative aux Archives du 2 août 1988 , « une des meilleures lois au monde concernant ce secteur », explique-t-il et les nouvelles législations concernant le droit d’accès à l’information et la protection des données personnelles.
En fait, les Archives nationales sont autonomes sur le plan financier mais fonctionnent sous la supervision de la présidence du gouvernement. Ce rattachement au pouvoir exécutif laisse émerger chez certaines ONG actives dans le domaine de la justice transitionnelle, comme Avocats sans frontières (ASF), ou Bawssala (Boussole) un certain nombre de réserves quant à l’indépendance de cet établissement public.
Pour ces organisations de la société civile : « Une réforme législative serait nécessaire pour limiter le contrôle exercé sur les Archives Nationales par l’exécutif en ce qui concerne les archives de l’IVD et pour définir les obligations des Archives nationales en matière de préservation de la mémoire nationale ». Les Archives Nationales, préconisent ASF et Bawsala, doivent également disposer de ressources spécialement dédiées aux activités de préservation de la mémoire et au renforcement des capacités du personnel des Archives nationales afin de se spécialiser dans la mise en valeur de ce fonds très particulier.
Si Hédi Jallab compte en premier lieu élaborer avec ses équipes la description et l’indexation de ces documents pour les mettre sur une base de données accessible aux chercheurs, il ne semble pas disposer d’une stratégie précise pour faire vivre et animer l’héritage de la commission vérité. Il penche plutôt pour des consultations déjà entamées, « dans la sérénité et le calme », affirme-t-il, avec les victimes et leurs associations pour établir un programme d’exploitation de ces archives.
« Si le processus de justice transitionnelle, mal piloté à mon avis, n’a pas recueilli le consensus demandé, nous ne voulons pas rater encore une fois le coche avec les archives. L’idéal serait que ces documents concrétisent un objectif, celui de la réconciliation nationale », soutient Hedi Jallab.
Entre les souhaits des uns et les appréhensions des autres, la bataille des archives de la mémoire vive ne fait que commencer.