Changement de décor et de priorités. Ordre du jour, le passeport diplomatique. Le résultat du vote interne à la commission est le suivant : 9 voix pour, 3 absentions. Sachant que la commission comprend 22 élus, 10 d’entre eux ont opté pour la politique de la chaise vide. Avaient-ils raison ? Compte tenu de l’impopularité de cette proposition de loi et de son mauvais timing, peut-être.
La Tunisie a poussé un ouf de soulagement à l’issue de la très attendue annonce d’Elyes Fakhfakh sur la formation de son équipe gouvernementale, qui a laissé le pays, des mois durant, suspendu à d’interminables et difficiles négociations. Le spectre des élections anticipées étant enfin éloigné, et dans l’attente de la séance de vote de confiance, prévue mercredi 26 février, une partie des représentants du peuple n’a pas trouvé mieux que de dépêcher, séance tenante, la commission des droits et libertés pour traiter d’un seul et unique point : la proposition de la loi n°13/2020 complétant la loi n°40/1975 du 14 mai 1975 relative aux passeports et aux documents de voyage et, pour faire court, aux passeports diplomatiques.
Déposé le 10 février 2020, le texte comprend un seul article et suit un cycle de vie étonnamment rapide. Puisque 10 jours après le dépôt, ladite commission, présidée par Samah Damek de Qalb Tounès, dont le vice-président n’est autre que Ridha Jaouadi de la coalition Al Karama et le rapporteur adjoint, le fameux Sayed Ferjani du parti Ennahdha, s’est réunie pour faire voter en interne la proposition de loi. Ces adversaires qui échangent sur les plateaux et ailleurs les plus virulentes accusations, ceux-là mêmes qui ont fait traîner les négociations et fait perdre au pays un temps précieux, semblent cette fois-ci sur la même longueur d’onde pour s’auto-octroyer un avantage qu’ils ont jugé utile, nécessaire, indispensable au bon déroulement de leurs fonctions, à savoir le fameux passeport bleu marine. L’exposé des motifs se résume à ceci : le passeport diplomatique participe au prestige de l’Etat et, plus étonnant encore, garantit la séparation et l’équilibre entre les pouvoirs.
Ennemis d’hier, amis d’aujourd’hui
C’est le député Soufiane Toubal, un poids lourd de Qalb Tounès, absent des plateaux dernièrement, qui, après avoir recueilli le nombre de signatures nécessaires, 10 au minimum, selon l’article 135 du règlement intérieur, a déposé l’initiative. Le premier signataire de la liste est — surprise — celui qui a endossé durant la campagne électorale, et continue de le faire, les habits du grand justicier révolutionnaire, Seif Eddine Makhlouf. Le même qui ne rate aucune occasion pour égratigner Soufiane Toubal, ses acolytes, son parti, son chef de parti, leurs pratiques condamnables, déloyales, frauduleuses selon ses propres termes. Encore une fois, les ennemis d’hier semblent être revenus à de meilleurs sentiments. Le temps de récupérer illico presto le document qui donne des ailes et des droits, peut-être, pour certains cas, des passe-droits. Sinon comment interpréter tant de diligence, pour devenir l’heureux titulaire d’un document qui donne une immunité, croient-ils.
La deuxième séance de ladite commission s’est tenue donc le 20 février. Alors que tout juste la veille, le 19, la commission des droits et libertés avait traité d’un sujet autrement plus important, qui porte sur la sécurité publique. Précisément, l’aggravation du phénomène des braquages et ses répercussions sur les droits et les libertés, et ce, en présence des représentants du ministère de l’Intérieur.
Le lendemain, changement de décor et de priorités donc. Ordre du jour, le passeport diplomatique. Le résultat du vote interne à la commission est le suivant : 9 voix pour, 3 absentions. Sachant que la commission comprend 22 élus, 10 d’entre eux ont opté pour la politique de la chaise vide. Avaient-ils raison ? Compte tenu de l’impopularité de cette proposition de loi et de son mauvais timing, peut-être.
Que dit le droit comparé ?
Indépendamment du fait qu’il ne soit pas utile de démontrer l’inanité d’une telle revendication comparativement aux urgences socioéconomiques sur lesquelles le futur gouvernement et le Parlement doivent plancher, il serait utile de prendre connaissance qu’à la lumière des expériences comparées, «aucune règle internationale n’est venue normaliser les conditions de délivrance des passeports diplomatiques, c’est bien parce que le fondement de l’immunité ne se trouve pas dans le document lui-même, mais dans la fonction exercée par son titulaire. Il serait en effet tout à fait inconcevable de fonder le bénéfice d’une immunité sur la seule détention d’un tel passeport alors que les conditions de son obtention varient tellement d’un Etat à l’autre. Cela serait contraire au principe de sécurité juridique et entraînerait une inégalité de traitement entre les individus devant les juridictions étatiques». Ainsi s’exprimait Marie-Caroline Caillet dans son article publié sur le site de l’Association Sherpa, le mois de novembre 2007.
Mais encore, le droit comparé nous enseigne que des pays comparables aux nôtres, tels l’Algérie, l’Egypte, le Liban, le Sultanat d’Oman, le Congo, mais encore l’Italie et la Belgique, octroient seulement aux présidents du parlement et à leurs vice-présidents les passeports diplomatiques. Toujours selon la même source sus-citée : «Certains Etats le précisent dans leurs textes législatifs. A l’instar de la Suisse : les passeports diplomatiques et les passeports de service servent exclusivement à faciliter le passage des frontières ; à être admis dans l’Etat accréditaire. Ils ne donnent droit à aucun privilège diplomatique ou consulaire».
Force est de constater, non sans amertume, que si les législatures changent, les mentalités des élus ou d’une partie d’entre eux restent les mêmes. Cette affaire de passeport diplomatique nous rappelle une autre similaire et tout aussi regrettable, les augmentations que se sont octroyé les constituants et autres élus du peuple au palais du Bardo nuitamment et à l’abri des regards. Notre personnel politique a beau se revendiquer de référents idéologiques et familles politiques distinctes et parfois même antagonistes, historiquement et jusqu’à nos jours, lorsque les intérêts personnels sont en jeu, l’intérêt suprême de l’Etat et celui du peuple sont relégués au second plan. Vite oubliés les beaux discours et les promesses électorales. Rapidement occultés l’idéalisme révolutionnaire, l’humilité et la grande austérité censés accompagner le processus démocratique tant acclamés à cor et à cri face aux caméras.