Le 6 avril 2000 nous quittait à jamais Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie, l’homme qui avait su mobiliser le peuple dans sa quête de dignité, l’homme qui avait dirigé la lutte nationale, qui avait fondé un État moderne et avait assuré à son pays une place de choix dans le concert des nations. Vingt ans après son décès, plus que jamais, Bourguiba et le bourguibisme reviennent en force en Tunisie. Non pas grâce à la majorité des partis qui composent la mosaïque politique et qui se réclament dépositaires du legs du libérateur de la Nation et de la construction de l’Etat moderne, mais surtout grâce à ceux qui ont découvert en lui un leadership politique et la pérennité d’une vision avant-gardiste.
Mais c’est aussi une occasion pour revenir sur la fin tragique d’un homme qui a servi son pays mais qui est mort en résidence surveillée. En effet, le film de sa vie maintiendra la succession des soleils et orages qui l’ont tissé. Le destin n’a pas été très généreux avec Bourguiba. Prisons et épreuves allaient « éprouver sa carcasse » dont on décèlera plus tard les séquelles : 1967 : défaillance cardiaque, 1969 : hépatite virale extrêmement grave, 1970 : dépression nerveuse, etc.
Les épreuves de force
On ne reviendra pas, ici, sur les épreuves de force qu’il a endurées avec courage et dignité, celle de 1936, celle de 1938 puis celle de 1952, à l’issue desquelles le Néo-Destour sortait toujours plus fort. On ne reviendra pas non plus sur les multiples arrestations, enfermements, déportations et exils de cet « impénitent agitateur ». Mais on reviendra sur son sens politique et sa stratégie de développement qui, en un quart de siècle, ont fait connaître à un pays spolié par 75 ans de colonisation un essor exceptionnel.
Face à une population comprenant plus de 80% d’illettrés à l’époque, face aux pesanteurs historiques, à la fragilité de la texture sociale qui opposait citadins et nomades, à l’esprit de clan et au tribalisme dans les campagnes, Bourguiba, pour engager le pays dans la voie du développement, n’avait pas d’autre choix que de tenir le gouvernail.
Un pays riche de ses enfants
Estimant que la richesse d’un pays réside dans la valeur de ses hommes, une fois l’indépendance acquise, il engagea la Tunisie dans un mouvement socioculturel et économique sans précédent. Le leader, sans haine ni faiblesse, se transforma en un véritable pédagogue, dispensant dans ses discours et ses émissions radiophoniques hebdomadaires des leçons de vie dans un langage clair et facilement accessible à tous. Il qualifiait le combat engagé pour l’édification de l’État de «grand combat» (Jihad al akbar), l’opposant au «petit combat» (Jihad al asghar) mené pour l’accès à l’indépendance. Son charisme, sa légitimité historique et sa clairvoyance l’imposaient comme chef incontestable.
En effet, sa vie pourrait aisément s’illustrer en images d’Epinal ou un beau livre. C’est pourquoi il fait bâtir dans le cimetière de sa cité natale un mausolée qui sera aussi superbe que celui d’Atatürk à Ankara ou de Franco en Espagne et c’est pourquoi aussi, au grand palais décoré du Conseil des ministres, dans la vaste salle richement meublée, le ‘’Combattant Suprême’’ figure déjà en buste, au même rang que les autres grands hommes de la Tunisie éternelle : Hannibal, Jugurtha, Saint Augustin et Ibn Khaldoun.
Un personnage de légende
C’est que Bourguiba pouvait être aussi fervent que Nasser et aussi efficace que Sadate, aussi volontaire que Tito et aussi rusé que Bhutto, aussi épique qu’un de Gaulle et aussi réaliste qu’un Helmut Schmidt, aussi cultivé qu’un Senghor et aussi «sorcier» qu’un Houphouët. Parfois, il apparaît sous le signe du magicien et, parfois avec la règle la plus stricte, calculateur.
Tantôt il peut chanter comme un poète et tantôt sévir comme un Robespierre. Il lit Zola et dessine lui-même ses palais. Il reste de la civilisation de Renan ou d’Auguste Comte, mais veut connaître les messages les plus hardis des plus jeunes penseurs.
Il maintient d’émouvantes vénérations pour certaines traditions antiques ou certaines survivances de la vie tribale. Il est à la fois d’avant-hier et de demain, tribun du peuple et rêveur du désert, amant de la mer et amoureux de l’oasis, lutteur dans la tempête et prince de la solitude. Il ne ressemble à aucun.
Un rythme imposant
Il faut reconnaître que la Présidence impose un rythme de vie épuisant. Il n’hésite pas, pour mieux affirmer la personnalité de son pays, à rôder sur la terre entière. Il est reçu en grand seigneur à Washington par John Kennedy. Il voit Nasser au Caire, Ould Daddah à Nouakchott, Boumédienne à Alger. Le voici successivement chez Senghor, chez Houphouët-Boigny, chez Tito. Le voici au Niger, au Cameroun, en Turquie, en Arabie saoudite, en Extrême-Orient. Et de se rendre à Londres, ou à Genève, ou à Ottawa. Et de nouer des relations même avec le Vatican de Jean XXIII.
Résidence surveillée
Ainsi, après 32 ans au pouvoir, le président Bourguiba a été déposé par le Premier ministre de l’époque, Ben Ali, aidé en cela par les services secrets italiens. Au moment de sa déposition, le 7 novembre 1987, Bourguiba avait refusé de quitter le palais de Carthage pour Dar Al Hana à Sfax qu’on lui avait fixé. Le 9 novembre, ayant accepté la résidence du Mornag, il s’y est rendu, le 10 novembre, en hélicoptère, accompagné de Hamadi Ghedira, son fils et Amor Chadly, son médecin personnel.
Bourguiba fut donc assigné à résidence surveillée et gardé fortement par des troupes de choc.
La plainte
Trois années après avoir été déposé par Ben Ali, Bourguiba, un vieil homme de près de 90 ans, prend lui-même sa plume pour déposer plainte, le vendredi 2 février 1990, auprès du procureur de la République, contre Ben Ali, celui qui l’avait déposé et enfermé illégalement. Chose qu’il ne comprend et n’accepte pas. Ce qu’il demande dans cette lettre, c’est d’être jugé pour toute accusation qui lui serait imputée après tant de combats au service de la nation. Pour appuyer sa requête, Bourguiba demande à être reçu afin de soumettre de plus amples détails et fournir photos et documents à l’appui. «Je suis retenu dans la résidence du gouverneur(…), ne pouvant en sortir que sur son autorisation, et ne pouvant recevoir les membres de ma famille (…). Certes, je bénéficie des commodités d’hébergement et de restauration, mais je ne peux même pas sortir », insiste-t-il. Il demande à quitter cette résidence surveillée et revendique son droit à la liberté : «Je veux retrouver mes amis et tous les habitants de Monastir». Et d’insister sur sa demande d’audience, y voyant sans doute l’occasion de porter son affaire devant l’opinion publique. Ce document fut retrouvé dans les archives de la présidence après 2011.
Mais cette lettre ne sera pas l’unique missive adressée à la présidence pour solliciter sa libération. Georges Adda, un dirigeant bien connu du Parti communiste tunisien, avait adressé à Ben Ali, le 4 novembre 1997, une lettre dans laquelle il plaidait pour la libération de Bourguiba. La lettre de Adda traduisait la fidélité de ce grand patriote à l’homme qui a conduit la lutte du peuple pour l’indépendance, et qui a présidé par la suite à l’édification de l’Etat.
« Aujourd’hui, je suis affligé, lorsque je vois dans mon pays un de mes vieux compagnons de camp de concentration être le plus vieux interdit de liberté du monde. Je suis attristé de voir que le grand dirigeant qu’il fut ne vive pas libre à Tunis ou dans sa banlieue, près de sa famille et au milieu de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. Je vous prie, Monsieur le Président, de rendre pleine et entière liberté à Habib Bourguiba. Vous rendrez ainsi un grand service à la Tunisie qui n’aura plus alors le privilège d’être le pays où vit le plus vieux interdit de liberté ».
Mohamed Sayeh s’est également battu avec ténacité pour obtenir la levée de sa résidence surveillée. Dans une lettre que l’ancien biographe de Bourguiba avait adressée le 25 avril 1990 à Ben Ali, Sayah écrit: «J’ose, avec votre permission, saisir encore une fois pareille occasion pour vous adresser un appel plein d’espoir pour donner vos instructions en vue de mettre fin dans les plus brefs délais à l’isolement de notre leader et lui permettre de revoir au moins tous ceux avec qui il se sent à l’aise et souhaite personnellement rencontrer».
Il n’empêche, son isolement s’est poursuivi et Bourguiba sera maintenu dans sa résidence surveillée jusqu’à son décès le 6 avril 2000, à l’âge de 99 ans.
Les funérailles du Père de la Nation ont suscité l’amertume des Tunisiens qui ont été empêchés de lui rendre un dernier hommage.
S.R.