Dans la famille Dabbar, on est chasseur de père en fils. Mais il y a 42 ans, Abdelmajid Dabbar s’est converti en protecteur de la faune sauvage dans la forêt, dans la mer et au Sahara pour être, aujourd’hui, l’une des figures les plus influentes de la protection de la faune, de la flore et des paysages à l’échelle nationale mais aussi internationale.
Abdelmajid Dabbar a un parcours riche qui lui permet d’appréhender les différents secteurs d’activité et donc leurs métiers. Ancien cadre de la Snit, il est aussi porteur d’un diplôme ingénieur-financier et d’un autre d’ingénieur en informatique et maîtrise beaucoup de langues dont l’allemande, l’espagnole, l’anglaise… Mais tout cela ne lui suffit pas pour trouver le bon axe de sa vie. Il était toujours à la recherche d’une façon d’allier sa passion de réactivité et de prise de décision dans le cadre de son champ d’action et de compétence à sa capacité d’appuyer des changements positifs.
La chasse, une affaire de famille
Dabbar tient cette passion de son père, qui l’a emmené dès son plus jeune âge à la chasse. Au fil du temps et pendant plus de 25 ans, son intérêt pour la traque a grandi avec l’âge et il a acquis un fusil de chasse avec un permis de chasse, qui a une valeur sentimentale énorme pour lui puisqu’il l’a gardé jusqu’à ce jour.
Mais dès le début de sa carrière de chasseur, il a mis en place des principes stricts de meilleures pratiques : tirer une seule cartouche à chaque sortie de chasse. Au fil du temps, il a appris à connaître les habitudes des animaux et leurs comportements. Il a étudié les animaux, la forêt, l’écologie, la réglementation…avec un intérêt particulier porté aux oiseaux, leur écosystème, leur comportement, leur reproduction, leur alimentation, leur vol, leurs migrations… Tout cela l’a préparé à passer de l’autre côté du miroir pour être la personne qu’il est aujourd’hui.
Protéger au lieu de chasser
En 1978 et à l’âge de 27 ans, la vie de Abdelmajid Dabbar a commencé à prendre une autre tournure. En passant par l’avenue Habib Bourguiba, il est tombé sur une affiche de l’association «Les Amis des Oiseaux», qui a été fondée et présidée par Habib Bourguiba Junior et Ali El Hili et qui lui rappelait quelque chose : la nécessité et l’obligation de s’occuper non seulement des oiseaux, mais également de l’environnement en général et plus spécialement la faune et la flore sauvages, terrestres et marines. Dabbar a, donc, adhéré à ladite association et a arrêté définitivement la chasse depuis 1982. Pendant près de 30 ans, il s’est penché sur l’étude, le suivi et la protection de l’avifaune tunisienne, sédentaire et migratrice, et ses habitats au sein de l’association, avant de la quitter en 2007 pour fonder son association «Tunisie Ecologie».
Mais ses activités au sein de l’association ne sont pas la seule raison qui a fait de lui la personne qu’il est aujourd’hui. En 2001, Abdelmajid Dabbar a vécu une histoire inoubliable dans laquelle il a ressenti plus de peur que de mal ; une grande leçon prise des grues cendrées (grus-grus) ; ils sont entre 7.000 et 9.000 chaque année, qui viennent passer l’hiver en Tunisie du Kairouanais, au Nord-Ouest, jusqu’au Sud en bonne saison pluvieuse. Elles arrivent entre le 6 et le 9 novembre chaque année, et nous quittent pour gagner les pays du Nord, jusqu’aux pays scandinaves pour se reproduire entre les 19 et 23 mars. Elles arrivent de l’intérieur de la Tunisie jusqu’à Haouaria pour survoler le détroit de Sicile, un peu plus de 90 km pour virer après vers le Nord-Est. Pour dormir le soir, elles préfèrent rester debout les pieds dans l’eau (dans des sebkhas ou lagunes moins profondes) pour échapper aux divers prédateurs.
Un jour, Abdelmajid Dabbar était en train d’encadrer des jeunes et leur expliquer le phénomène de la migration. Soudain, un grand groupe de grues cendrées les survole au Jebel Haouaria et se perd progressivement dans la mer vers l’Italie. Ils ont remarqué par leurs optiques de vue que l’un d’eux a une patte qui pend vers le bas, certainement brisée par des balles d’un braconnier. Après un bout de temps, tout le groupe de grues cendrées revient vers la Tunisie, vers Haouaria, jusqu’à la forêt de Dar Chichou. Un moment après, tout le groupe revient vers la mer, toujours dans un vol en forme de «V», mais cette fois ils ont laissé l’individu blessé sur la terre ferme au Cap Bon. Tous les présents ont eu la chair de poule quand le grand groupe a franchi la limite de la terre ferme et la mer, se dirigeant vers la Sicile, tous ensemble, ils ont émis un cri très fort d’adieu, ou pour dire à leur ami : «Nous pensons à toi, bon courage, tu vas nous manquer, malheur aux braconniers, porte-toi bien…».
Et depuis, Dabbar «ne les a jamais trahis». Bien qu’il conserve toujours son fusil de chasse, paye toutes ses taxes et assurances, il n’a jamais tiré depuis sur une créature. Plus encore, il était membre permanent du Conseil supérieur de la chasse pendant 18 années, et actuellement et pendant les 6 dernières années, il siège au même conseil en tant que personne ressource. Il a aussi créé l’Association Tunisie Ecologie (ATE) qui ne cesse de mener, depuis des années, de grandes actions contre le braconnage des ressortissants du Golfe, cette chasse interdite qui vise à exterminer des espèces rares vivant au Sahara et qui en voie d’extinction, et qui sont sur la liste rouge de l’Uicn (Union internationale pour la conservation de la nature). Une bataille gagnée, et qui a retenu beaucoup d’attention dans le monde et particulièrement chez tous les Tunisiens pour la préservation de notre patrimoine naturel saharien.
«Quand toute la faune n’a pas de syndicat ni de ligue de droit des animaux, comme celle des droits de l’Homme, j’ai pas de regret et je suis fier d’avoir choisi ce chemin, épineux souvent», nous déclare-t-il.