Par le Colonel Boubaker BENKRAIEM*
Je suis surpris, étonné et même abasourdi d’apprendre ce qui s’est passé, il y a quelques jours, entre nos militaires et nos vaillants concitoyens de Remada. Oui, de Remada, ce petit village que le destin a voulu que son nom soit incrusté dans l’histoire de notre pays, le leader Habib Bourguiba et certains de ses compagnons y ont été exilés par le régime colonial en 1952 pour de nombreux mois. Il en est de même pour Bordj Bourguiba, où le leader du néo-Destour a été emprisonné ainsi que certains de ses camarades de 1934 à 1936, ces deux postes étant éloignés l’un de l’autre de près de 40 km !
Mon étonnement vient du fait que j’ai vécu quatre bonnes années dans ce secteur qui, à ce moment-là, manquait terriblement de tout. Indépendamment de l’éloignement et de l’isolement qui ne sont pas une mince affaire, outre le fait que le climat n’est pas un facteur d’encouragement pour servir dans ces contrées, et de plus et surtout le manque manifeste des moyens matériels était flagrant.
Cependant, j’ai été durant toute cette période, de 1976 à 1980, volontaire pour servir dans cette région aussi difficile qu’attachante, aussi vaste que marquante et fier et heureux de commander ces hommes, vaillants et remarquables, ces mourabitoune des temps modernes. Ce sont eux qui ont été à l’origine du développement manifeste du petit village de Remada qui n’a connu son véritable essor que grâce à la caserne. Je considère que les quatre années que j’ai passées au fin fond du Sahara, ce Sahara majestueux, ont été, malgré tout ce que j’ai enduré, mon épouse ayant accouché de deux magnifiques jumelles le 13 juillet 1976, représentent, pour moi, la plus belle période de ma carrière. J’ai pris mes fonctions à Remada le 5 août 1976, ce petit village qui ne méritait d’abriter le poste de commandement des unités sahariennes que pour les raisons symboliques citées plus haut. C’est pourquoi j’ai été obligé de louer, à mes frais, un logement à Tataouine où ma famille résida durant un an en vue de lui permettre d’avoir le minimum de confort pour élever mes petites princesses.
Je dois avouer que cette sensation et cette impression ont été acquises grâce à la bonté, à la compréhension et à l’estime que nous avons trouvées auprès de nos concitoyens de Remada, de Tataouine, de Médenine, des Nefzaouas et des Mrazigue, le secteur saharien englobant plus que le tiers de la superficie du pays.
En voyant à la télévision et en écoutant à la radio les malheureuses péripéties de ce fâcheux incident du 7 juillet 2020, de nombreux souvenirs me sont revenus :
1- Nos concitoyens, surtout parmi les plus mûrs donc les plus âgés, et dont les habitations jouxtaient la caserne ne peuvent pas oublier qu’avec notre petit groupe électrogène de 50KVA destiné à l’éclairage de la caserne, nous leur avons fourni l’électricité dans les mêmes conditions que le camp militaire, alors que beaucoup de nos hommes en étaient dépourvus ;
2- L’assistance médicale, jour et nuit, leur était prodiguée au même titre que pour les militaires ;
3- Lors des années de disette, et lorsque le pâturage faisait défaut dans les zones habituelles, combien de fois avons-nous utilisé nos camions pour transporter, gratuitement, leur cheptel à plus de 60 et 80 km à l’aller et au retour, le temps que la végétation refasse son apparition ;
4- Je suis intervenu, personnellement, auprès du gouverneur de Médenine (bien longtemps avant la création du gouvernorat de Tataouine), et lui ai demandé de permettre à nos concitoyens d’améliorer leurs conditions de vie en utilisant les réfrigérateurs et en créant quelques petits ateliers et de prendre toutes les dispositions pour l’installation d’un groupe électrogène plus puissant, et ce, dans le but de couvrir tout le village dont les pourtours se sont bien développés. Suite à mon intervention, la Steg installa, rapidement, un groupe d’une puissance de 20 ou 50 KVA mais qui n’était opérationnel que 12 heures / 24. Constatant que cet apport qui, quoiqu’appréciable, à première vue, ne permettait pas à nos concitoyens d’avoir le réfrigérateur ou d’installer de petits ateliers de menuiserie, d’ébénisterie, d’électricité, etc., j’ai demandé à la Steg de m’expliquer les raisons de cette parcimonie. L’explication que j’ai reçue n’était pas convaincante puisqu’on me répondit que fournir l’électricité en permanence au village de Remada n’était pas rentable. J’étais stupéfait de cette explication. J’ai immédiatement appelé le PDG de la Steg, un cadre de très grande valeur, un ingénieur de très haut niveau, l’un des premiers Tunisiens issus de l’Ecole polytechnique de Paris. Il s’agissait de feu Mokhtar Laâtiri. Notre conversation ne dura que près de deux minutes. J’ai relaté les faits à Si Mokhtar en lui disant : Monsieur le PDG, il paraît que la fourniture de l’électricité au village de Remada en permanence n’est pas rentable, je vous demanderais de gagner de l’argent à Carthage, à La Marsa et d’en perdre à Remada. Sa réponse a été sublime : «Mon Colonel, je vous ai bien compris et d’ici trois jours Remada aura, en permanence, de l’électricité». Et la manne divine régla tout puisqu’un deuxième groupe a été installé et le village se trouvait transformé, économiquement et socialement, sans oublier le bonheur et le plaisir ressentis par toute la population. Et depuis cette date, c’était en 1977 ou 78, Remada, qui n’avait qu’une seule école primaire, est, depuis près de deux décennies, pourvue d’un lycée.
Et la question qui se pose, aujourd’hui, est la suivante : où sont les sages de Remada, que je considérais comme des proches, que je défendais auprès de la douane lorsque nous arrêtions quelques contrebandiers en la convainquant de tenir compte de leur situation sociale, du nombre élevé de chômeurs dans la région, en vue d’alléger, au maximum, les contraventions? Et du fait de nos bonnes relations avec la Douane, nous obtenions toujours satisfaction et souvent les P.V. n’étaient que de pure formalité.
Comment les sages ne sont pas parvenus à calmer «le jeu», à faire comprendre aux jeunes protestataires que lorsqu’un contrebandier n’a pas ramené des produits interdits tels que drogues, armes ou munitions, il ne doit, en aucun cas, chercher à s’enfuir, sachant très bien l’estime que l’Armée à ses compatriotes, nos concitoyens de l’extrême sud, fils ou petits-fils de grands nationalistes et de résistants qui se sont soulevés, à maintes reprises, contre l’occupant français. Par contre, si un contrebandier n’obtempère pas aux sommations de la patrouille militaire et risque même sa vie, c’est qu’il enfreint sérieusement la loi et c’est ce qui explique sa fuite au risque de tomber sous les balles. D’où la sagesse veut que le contrebandier de produits de consommation non dangereux pour la sécurité du pays s’arrête à la première sommation des patrouilles militaires ou sécuritaires pour éviter leurs tirs et les blessures ou pertes humaines inutiles, comme ce fut, malheureusement, la perte de ce jeune homme Mansour. Et dans ce cas, ce n’est nullement la faute de l’Armée.
Nous avons, sincèrement, cru que compte tenu de cette relation d’amitié, de respect et de quiétude qui dure depuis plus d’un demi-siècle, rien ne pouvait ébranler ces rapports liant les Sudistes à l’Armée. Nous sommes fiers du comportement de nos vaillants et courageux compatriotes de Ben Guerdane lors de l’attaque de leur ville par les daéchistes le 7 mars 2016 et par l’appui et le soutien spontanés que nos soldats ont trouvés auprès de la population. Qui de nous peut oublier la réplique d’un jeune, sans arme, disant à un soldat «avance, avance, ne t’en fais pas, je suis derrière toi et je te protège, ne t’en fais pas». Ces quelques mots qui étaient, à ce moment-là, anodins, avaient, en fait, une signification exceptionnelle et toute particulière et demeureront inoubliables.
Autant je regrette la mort de ce jeune contrebandier qui n’a pas obtempéré aux injonctions des soldats ni à leurs tirs de sommation, et persuadé que la patrouille ne voulait nullement l’abattre, autant il est difficile de garantir les résultats d’un tir une fois la balle tirée car interviennent, alors, plusieurs paramètres.
Voilà pourquoi nous n’avons pas compris, et encore moins apprécié, le comportement de nos concitoyens de Remada qui semblent avoir tout oublié de cette communion qui lie, dans ces régions assez particulières, population et Armée. Et j’en suis profondément affligé et déçu.
Que Dieu veille et protège la Tunisie éternelle, l’héritière de Kairouan et de Carthage.
* Ancien sous-chef d’état-major de l’armée de terre, ancien commandant de la brigade saharienne, ancien gouverneur