Des enfants qui n’ont jamais mis les pieds dans une salle de cinéma et qui assistent à une projection de film, c’est fabuleux. Que dire quand ces petites mains réalisent leur propre film dans une région où il n’y a pas le moindre écran? C’est la magie du projet « Cinéma dans notre quartier », Cinéma fi Houmetna, une initiative culturelle menée par la Fédération tunisienne des ciné-clubs avec l’appui de Tfanen-Tunisie Créative, un projet financé par l’Union européenne dans le cadre du Programme d’appui au secteur de la culture en Tunisie (Pact) du ministère des Affaires culturelles à travers une collaboration du réseau EUNIC (Instituts culturels nationaux de l’Union européenne), mis en œuvre par le British Council, en vue de contribuer à l’animation et au développement du milieu rural marginalisé, qui a opéré à Thibar.
Des enfants ont, à l’issue d’un atelier d’initiation à la production cinématographique, réalisé leur première œuvre. La joie se lit sur les visages de ces enfants qui ont vécu un conte de fées qui les marquera pendant des années.
C’est donc à Thibar que l’équipe « Cinéma fi houmetna » a prises quartiers. Par une belle journée d’été au moment où le soleil et la lumière projettent une couleur magique sur le panorama de ce village, dominé par les montagnes pittoresques de la Kroumirie, des enfants pénètrent l’univers du 7e art et en découvrent les facettes magiques.
Un milieu naturel qui se révélera la source d’inspiration de ces enfants privés de salles de cinéma qui laissent libre cours à leur imagination qui n’a de limites autres que celles des vergers, des grandes avenues bordées d’aloès et de tamaris.
C’est dans ce petit coin de paradis perdu, bordé par un cirque immense de montagnes attrayantes de Kroumirie, tendues en une vaste chaîne le long de la frontière algérienne, aux pentes séduisantes, recouvertes de lentisques, de jujubiers et de thyms que l’on pénètre dans l’école agricole sectorielle, ancien domaine agricole dirigé par les Pères Blancs, que l’équipe du projet Cinéma dans notre quartier a installé son matériel pédagogique pour animer des ateliers d’initiation au cinéma à l’intention des enfants de la région.
On pousse la porte d’une salle. La scène est envoûtante. Comme une ruche d’abeilles, des petits chérubins manipulant la pâte à modeler, donnant forme à des personnages et plantant le décor. D’autres sont chargés de découper le papier, de poser, de coller l’arrière-plan nécessaire à restituer les paysages multicolores. Sous l’œil vigilant du formateur, les enfants s’activent, corrigent et fixent les plans.
D’autres ont la charge de prendre en photo, scène après scène selon le scénario de départ. Ils déplacent aux millimètres les personnages selon la vitesse d’enchaînement convenue.
Créativité
Zied Belaïfa, formateur au sein du projet Cinéma fi Houmetna, explique que cet atelier a pour objectif d’initier les enfants à la technique Stop Motion pour la production des films d’animation. « Ce sont les jeunes qui proposent le sujet du film, écrivent le scénario », a-t-il affirmé. Pour lui, ces enfants, issus d’un milieu assez dur, ont fait preuve de créativité et de beaucoup d’imagination », assène-t-il. Il reconnaît que chez ces enfants, il y a un talent inné non exploité.
En effet, à chaque atelier, le choix est laissé aux enfants pour proposer le sujet du film. Par exemple, à Douz les enfants ont travaillé sur le tondage, alors qu’à Chenini c’est la question de la pollution qui a retenu l’attention des enfants, tandis qu’à Chebba c’est un sujet sur la mer et à Kasserine le sujet a porté sur les pommes de Sbiba. « L’enfant cherche toujours des thèmes en relation avec son environnement immédiat », explique Zied Belaïfa tout en soulignant qu’à Thibar, c’est la montagne qui est au cœur du sujet.
Une affluence record
Mais Zied est étonné par le niveau d’affluence des enfants aux divers ateliers menés dans les régions dans le cadre de ce projet. « On avait prévu la participation de dix enfants par atelier, mais à Thibar on en est à plus de 25 participants. Mais malgré le nombre de participants fixé au départ, on s’est résigné à accepter tous les enfants qui souhaitent participer. On ne peut pas refuser un enfant qui souffre déjà d’une privation culturelle dans sa région», explique-t-il.
L’enfant Yasmine Djobbi, 9 ans, qui participe à l’atelier, avoue ne pas être allée au cinéma depuis cinq ans. « La première fois que je suis allée au cinéma, c’était avec mes parents, il y a cinq ans à Tunis », affirme-t-elle. Elle avait quatre ans à l’époque mais tellement le moment était historique, elle en a été marquée et ne risque pas de l’oublier. Elle est toute contente, car dans cet atelier, elle a appris comment créer un décor et des personnages à partir de la pâte à modeler.
Son copain, un peu timide, Abdelmoez Mahjeri, 16 ans, abonde dans le même sens. « Je n’ai jamais mis les pieds dans une salle de cinéma », avoue-t-il. Pour lui, l’univers qu’il vient de découvrir est un monde fabuleux. Après avoir filmé les scènes, il a hâte de découvrir le résultat.
Ancrage territorial
Manel Souissi, présidente de la Fédération tunisienne de cinéclubs, revient sur la genèse du projet. « L’aventure de Cinéma fi houmetna a commencé en 2015 sous forme de cinéma ambulant dans les quartiers défavorisés dans le Grand Tunis. Il a commencé à Douar Hicher où l’affluence vers la maison de la culture est faible mais où chaque mur pouvait devenir un support de projection ».
En effet, le message du slogan simple « Eteins ta télévision, ramène ta chaise et viens voir un film » avait opéré magistralement pour changer les mentalités en créant des mini-clubs éphémères dans des espaces non conventionnels et d’aller à la rencontre du public. La cible principale était les jeunes de moins de 18 ans. « On a remarqué que les jeunes et les enfants adhéraient parfaitement au concept au point qu’ils s’activaient énergiquement à préparer eux-mêmes les projections », a-t-elle souligné.
Former au goût artistique
Selon elle, l’objectif de ce projet est de « contribuer à former le goût artistique et susciter la curiosité de l’enfant-spectateur par l’initiation à la critique et au décryptage des produits audiovisuels et à participer à l’émergence de la personnalité intellectuelle et esthétique de l’enfant par la fabrication de ses propres images ».
A cet effet, des projections itinérantes dans les villages et quartiers marginalisés ont eu lieu dans les rues, les places ou les jardins. Ils ont permis de faciliter l’accès du plus grand nombre d’enfants à la culture cinématographique et ont pu établir une proximité géographique et émotionnelle avec les citoyens. « Ce qui contribue au décloisonnement de ces territoires et à un ancrage territorial pour la Ftcc », a-t-elle indiqué. C’est d’ailleurs dans ce cadre que plusieurs périples de Cinéma fi houmetna ont été effectués à Douz(Kébili), Chenini(Gabès), Meknassi(Sidi Bouzid), Sbiba(Kasserine), Chebba(Mahdia), Kesra(Siliana), Béja, Utique(Bizerte), Sejnane(Bizerte) et à El Battan(Manouba. Il est prévu également un déplacement à El Mourouj(Ben Arous) le 12 septembre, pour une opération similaire.
Soit dans ce genre de lieux où la culture est le parent pauvre des équipements de ville, transformer les murs en écrans, aller vers le public, les maisons, créer des vocations ou baliser la voie à l’implantation des cinéclubs est un vrai défi. Selon les organisateurs, la clôture sera organisée dans une autre région qui n’a pas été désignée encore à cause de l’évolution de la pandémie. Ce sera une occasion propice pour une projection des œuvres réalisées tout au long de ce projet et dont les objectifs escomptés auraient permis un éveil artistique et un développement de compétences cinématographiques enfantines à même de former un véritable vivier de futurs cinéastes.
Laisser une empreinte
« Notre objectif est de laisser notre empreinte à travers la création de cinéclubs, l’implantation de relais régionaux pour poursuive l’œuvre d’initiation au cinéma sur le court terme. On n’est pas en train de chercher un simple passage médiatique », a-t-elle asséné.
Abordant les principales difficultés, Manel Souissi souligne que « les principales difficultés résident dans le peu de films pour enfants en dialecte tunisien et l’absence d’ateliers de production de films pour enfants réalisés par des enfants. A cet effet, la programmation était difficile, car on préférait qu’il n’y ait pas de sous-titrage. D’où la pertinence de l’idée d’organiser des ateliers à l’effet d’enrichir notre filmothèque aussi ».
Dans le même ordre d’idées, elle évoque la crise sanitaire qui a obligé les porteurs du projet à décaler les cycles de projection qui devaient débuter au mois de mars.
Mais les problèmes peuvent surgir d’un moment à l’autre tels que la tension sociale à El Kamour qui a acculé les organisateurs et leurs partenaires locaux à annuler l’atelier de Tataouine.
Apport de Tfannen
Mais c’est grâce au soutien de Tfanen que les problèmes d’ordre matériel et logistique ont pu être résolus. « Cet apport s’est matérialisé par la logistique (matériel et financement mais aussi les consultations et accompagnement, surtout pendant la crise sanitaire où durant le confinement, on a pu organiser des tutoriels sur comment fabriquer un film par le biais de la technique du Stop Motion et lancer la compétition de films ; Fi Darek », a révélé Manel Souissi.
Charfeddine Ferjani, coordinateur du projet, explique qu’en 2018, Cinéma Fi Houmetna avait comme cible le large public. « Cette année, on a opté pour les enfants étant donné qu’on avait constaté que l’affluence de ces derniers était beaucoup plus importante que celle du public adulte en 2018.
Les films pour enfants avaient plus de succès. On a ressenti ce manque cruel de films pour enfants et ce besoin de découvrir le cinéma chez les enfants », explique-t-il.
En lançant le projet Cinéma fi Houmetna, « Petites mains Créatrices », la première phase consistait à organiser une session de formation des formateurs pour animer les ateliers.
On a reçu 114 demandes pour sélectionner 12 jeunes. On a mené 55 entretiens à distance. Le 15 juin on a commencé la formation au profit de douze jeunes », souligne-t-il.
« La formation dure une semaine. On a eu peur que certains participants ne terminent pas le cycle. Mais cela s’est bien passé et ces jeunes ambassadeurs sont aujourd’hui les graines de la pérennité de ce projet. L’objectif de cette formation est aussi de baliser la voie de l’entrepreneuriat culturel à ces jeunes », a-t-il indiqué.
Faisant le bilan de cette action, Ferjani assure que « le résultat est édifiant. Thibar est notre 8e région. On a déjà animé cinq ateliers sur 6 et effectué six projections. On a au moins 60 personnes par atelier. A Douz, on a eu 60 enfants, à Chnenni 70, à Chebba 30, à Thibar 25 à 30 enfants, alors qu’on avait prévu 10 participants par session », affirme Charfeddine Ferjani.
Un partenariat fructueux
Sur un autre plan, la Ftcc est parvenue, grâce à ce projet, à consolider un partenariat historique en l’enrichissant par de nouveaux liens de coopération efficace avec les maisons de la culture et les municipalités qui ont permis un ancrage territorial à Cinéma fi Houmetna et à drainer de nouveaux sponsors.
Ainsi de nouveaux partenariats ont été noués avec Radio Jeunes, DW dans le cadre de son projet Club Chabab, un projet ciné Fablab est en cours avec la collaboration de NAS (Net work of arab alternative screens, un réseau de salles de cinéma), en plus du projet du festival de films Basamat.
Un bon écho
Malgré le Covid et la situation qui prévaut en Tunisie où c’est la politique qui focalise les regards, le projet a trouvé un bon écho auprès du public et des médias grâce à une stratégie de communication qui consiste à impliquer des leaders dans chaque région pour drainer le public, prendre la parole avant ou après les projections. C’est ce qui a favorisé l’adhésion du public et des parents et un ancrage territorial.
Il n’empêche qu’à Thibar, où la maison des jeunes qui menace ruine est fermée depuis des années, les ateliers de Cinéma Fi Houmetna laisseront un souvenir indélébile dans la région. Les enfants n’oublieront jamais qu’ils ont réalisé un film là où il n’y a pas de salle de cinéma et que désormais, ils connaissent le processus de fabrication d’une animation de l’écriture du scénario à la post-production en passant par le tournage, le story-board, la fabrication des décors, des personnages…
On quitte Thibar avec l’envie d’y revenir afin de mesurer cette passion chez les enfants.