Pour Ahmed Karam, le Livre Blanc constitue la clé de voûte pour résoudre le problème persistant de l’endettement hôtelier, notamment dans un contexte économique difficile, caractérisé par la morosité affligeante du marché touristique. Interview
Selon le dernier rapport de la BCT, l’encours des crédits accordés aux hôtels a baissé entre 2017 et 2019. Il est passé de 4,6 à 4,4 millions de dinars. S’agit-il d’une baisse significative de l’endettement hôtelier ?
Je ne pense pas que la dette des hôtels ait changé de tension et de dimension. Certes, l’année 2019 a été une année de reprise pour le secteur. Malheureusement, l’épidémie sanitaire du coronavirus est survenue juste après pour arrêter presque toute activité touristique. Et le peu de recettes que les hôteliers ont réussi à mobiliser a servi principalement à faire face aux dépenses d’exploitation courante ainsi qu’aux échéances fiscales et sociales. Donc, la problématique de la dette demeure encore cruciale et actuelle. Elle devrait continuer à faire l’objet de réflexions profondes mais, surtout, d’actions rapides parce qu’elle risque de s’exacerber davantage avec la diminution vertigineuse des recettes touristiques en conséquence du Covid-19.
Il faut dire que le gouvernement tunisien et la Banque centrale de Tunisie ont prévu des mesures de nature à soutenir, conjoncturellement, les différents hôteliers, dont notamment le report des échéances en principal et intérêts, l’octroi de crédits bancaires aux entreprises hôtelières et touristiques sous forme d’un soutien financier avec refinancement des crédits à la Banque centrale de Tunisie, la mise en place d’une garantie de la Sotugar couvrant un grand pourcentage des crédits de soutien et la bonification d’intérêt à concurrence d’un taux de 2% pris en charge par l’Etat tunisien. Ces mesures, bien qu’intéressantes, demeurent conjoncturelles et le secteur a toujours besoin d’une restructuration profonde de sa dette.
Approuvé en 2018, le Livre Blanc était la solution qui a fait l’unanimité de toutes les parties prenantes pour résoudre ce problème persistant. Pourtant, mis à part une seule unité hôtelière, les entreprises n’ont pas mis en œuvre les Business Plan élaborés dans le cadre de ce projet. Selon vous, à quoi est dû, l’échec du Livre Blanc ?
Il est malheureux de constater que le Livre Blanc, qui a été, rappelons-le, conçu et construit en collaboration étroite entre la Fédération tunisienne de l’hôtellerie (FTH) et l’Association professionnelle tunisienne des banques et établissements financiers (Aptbef), n’a pas rencontré les échos favorables et enthousiastes attendus. Cependant, le Livre Blanc, tel que conçu, a identifié des solutions originales et intelligentes pour apporter une solution à la dette touristique. Partant de la capacité de l’unité hôtelière à générer des cash flows futurs, un schéma de restructuration a été construit en mixant une mobilisation d’une partie des crédits en prêts à moyen et long termes, le règlement des encours résiduels des crédits par des obligations convertibles en actions émises pour une longue durée et à des conditions concessionnelles, un apport en fonds propres pouvant être assuré par des investisseurs intéressés et de nouveaux prêts bancaires destinés à mettre à niveau l’unité hôtelière. C’est dans ce cadre que des initiatives ont été initiées et concrétisées. Je cite, par exemple, le fait que la Banque centrale de Tunisie a autorisé que les nouveaux crédits de soutien octroyés aux unités hôtelières pour moderniser leurs équipements et assurer le respect des normes d’exploitation ne soient pas classés, et ce, même si l’entreprise propriétaire de l’hôtel l’est déjà. C’est une dérogation importante acceptée exceptionnellement par la B.C.T. C’est la première fois que la B.C.T donne son accord pour ne pas traiter de la même manière la dette de l’entreprise et une forme particulière des crédits la finançant. Egalement, le Trésor tunisien a autorisé des exonérations d’impôt au profit des épargnants qui investissent leurs revenus ou bénéfices pour renforcer les capitaux propres des unités hôtelières optant pour le schéma de restructuration arrêté par le Livre Blanc. Dans le même cadre, la Caisse des dépôts et de consignation (CDC) a initié une dynamique très intéressante pour la création d’un fonds d’investissement destiné à lever des fonds propres au profit du secteur hôtelier. Malheureusement, les professions hôtelières et bancaires ne se sont pas mobilisées avec un engagement fort pour expliciter les mesures du Livre Blanc. De plus, certains aspects pratiques afférents notamment à la répartition des garanties et à l’organisation des financements en pool bancaire ont rendu difficile un consensus rapide sur les solutions individuelles de restructuration.
Je pense que rien n’est perdu. Les schémas retenus dans le Livre Blanc sont encore d’actualité et j’appelle tous les intervenants à réexaminer la situation de la dette du secteur en se basant sur ses orientations et directives. D’ailleurs, je ne vois pas personnellement, dans la conjoncture actuelle, d’autres solutions qui pourraient aboutir rapidement à un allégement structurel de la dette des unités hôtelières les préparant ainsi à une reprise post-Covid attendue.
Le Livre Blanc est le fruit d’une intelligence collective à la fois bancaire et touristique et d’un travail structuré, pragmatique et consensuel qui s’est étalé sur plusieurs mois. Il a rencontré l’adhésion de la Banque centrale, de la Trésorerie et les bailleurs de fonds nationaux et internationaux. Les professionnels des secteurs financiers et touristiques gagneraient à ne pas laisser de côté cette œuvre pour s’embarquer, dans des réflexions fastidieuses qui demanderont sûrement un temps précieux pour réunir autour d’une solution commune toutes les parties concernées. Je pense qu’il est urgent d’agir en mettant rapidement au goût du jour le Livre Blanc, lui apporter les correctifs nécessaires, et en faire le cadre principal de la restructuration de la dette hôtelière.
Il serait heureux que la Banque centrale de Tunisie accepte de parrainer ce document et de le recommander aux différentes banques impliquées dans le secteur touristique. Une circulaire, prise dans ce sens, serait la bienvenue.
Les dettes classées du secteur touristique représentent le double de la moyenne dans les autres secteurs. Est-ce que l’endettement hôtelier est devenu une menace pour la solidité financière du secteur bancaire ?
La situation du secteur est, certes, préoccupante et mérite de nous tous une attention particulière. Mais je ne pense pas qu’elle arriverait à perturber la solidité et l’équilibre des banques. Comme vous le savez, les créances classées sont convenablement provisionnées. Même les actifs constitués en garanties font l’objet d’une décote régulière en fonction de l’ancienneté de la dette. Donc le risque rattaché au secteur est convenablement couvert par des provisions directes et additionnelles. Le problème est que les importantes créances classées ne génèrent pas des intérêts pour les banques et ne contribuent pas, par voie de conséquence, à l’amélioration des revenus d’exploitation et, partant, du produit net bancaire.
Les répercussions de la crise sanitaire sur le secteur du tourisme seront lourdes. Et avec le dispositif de garantie de 500 millions de dinars qui a été mis en place par le gouvernement pour soutenir le secteur, l’endettement hôtelier risque de s’aggraver. Est-il judicieux de laisser filer la dette à un secteur qui s’obstine à faire sa mise à niveau?
Je pense qu’il faudrait maintenant recadrer les priorités. L’essentiel au temps de Covid est de faire en sorte que les hôtels et autres entreprises touristiques, qui sont déjà en fonctionnement et qui reçoivent de la clientèle, ne soient pas amenés à fermer suite à la crise du Covid-19. Donc, les enjeux sont des enjeux de sauvetage d’un outil de production qui fonctionne déjà et qui a besoin d’une assistance particulière pour qu’il puisse se maintenir en état d’exploitation normal, préserver la main-d’œuvre et couvrir les charges incompressibles. Un fort soutien à la fois bancaire et budgétaire est indispensable et doit durer tant que le secteur touristique n’a pas commencé à redémarrer. Reste la question de restructuration qui, d’ailleurs, s’est posée, bien avant le Covid et qui doit être remise, rapidement, sur la table pour la traiter d’une manière responsable et sereine afin de ne pas perdre des investissements qui ont coûté cher à la nation.
Quelle est votre vision pour améliorer et diversifier l’offre touristique ?
La Tunisie n’a pas beaucoup de ressources naturelles. Le bon Dieu l’a doté d’une beauté inégalable. C’est dommage de ne pas en profiter convenablement pour créer des emplois, augmenter les revenus des citoyens et rayonner à l’extérieur. C’est que les statistiques mondiales placent le secteur des loisirs parmi les catégories des dépenses qui enregistrent et enregistreront les plus grands taux d’augmentation à l’échelle planétaire. Il y a en Tunisie une rencontre évidente entre les aspirations de la demande et les composantes de l’offre. L’enjeu est de mettre en application une stratégie cohérente visant à consolider les bases d’une activité touristique durable, à savoir des villes propres, des stations touristiques agréables, une formation professionnelle responsable et sérieuse, un service de qualité, une maîtrise des langues étrangères, un transport aérien ouvert, etc. Ce sont des actions indispensables pour pouvoir garantir le bien-être de tous ceux qui se trouvent en Tunisie : nationaux, étrangers et touristes. Tout le reste constitue une sophistication intellectuelle qui ne produira pas des effets positifs si l’essentiel n’est pas assuré. Vous savez que parmi les plus grands pays fournisseurs du tourisme mondial figure la Chine. Les Chinois débarquent en Europe et dans les pays asiatiques par cohortes successives totalisant plusieurs millions de personnes dotés de budgets touristiques impressionnants. J’ai eu l’occasion de recevoir dernièrement des amis chinois qui se sont déplacés en Tunisie comme touristes. A la fin de leur séjour, je leur ai demandé quels sont les facteurs qui pourraient les amener à revenir en Tunisie. Leur réponse unanime a fusé «Nous reviendrons en Tunisie pour admirer son ciel bleu et ses nuits étoilées».