Abbès Boukhobza vient de consacrer deux fresques à Lina Ben Mhenni. L’une à Djerba, sur les murs de l’Association de soutien aux déficients auditifs de Djerba, et l’autre à Ezzahra, sur la façade extérieure de la maison de Lina Ben Mhenni. L’artiste y ressuscite l’esprit, les idées et la joie de vivre de la bloggeuse décédée en janvier dernier
Il possède un brin de la figuration libre d’Abderrazak Sahli, un soupçon du lyrisme de Matisse, beaucoup de l’agilité virevoltante des formes de Joan Miro, énormément de l’éclat des couleurs de Paul Klee…Tout cela mélangé ensemble donne le talent fou d’Abbes Boukhobza, peintre autodidacte, djerbien d’origine, né en 1987. C’est à la suite d’un grave accident de voiture qu’Abbes, cloué au lit pendant des mois, va s’initier à l’âge de 20 ans à la peinture, en suivant notamment les conseils de l’artiste, qui aime si bien jouer avec les modules et les couleurs, Abderrazak Sahli, disparu en 2009.
En 2011, il est invité à exposer au Salon des artistes indépendants au Grand Palais à Paris, où son travail attire l’intérêt. Grâce à Simon Boukhobza, juif tunisien de Sousse et PDG de la Fondation OPEJ Baron Edmond de Rothschild, avec qui il partage le nom et l’esprit de tolérance, il est engagé depuis 2013 pour organiser des ateliers d’art avec de jeunes cas sociaux. Il participe aussi activement aux célébrations du 70 ème anniversaire de la prestigieuse Fondation. L’artiste a été invité en 2019 à l’ONU, à Genève, pour peindre sous la coupole des NU une œuvre en direct illustrant l’idée du « Vivre-ensemble », une thématique qui l’interpelle et inspire ces dernières années. De retour à Djerba en janvier 2020, il sera coincé dans cet espace insulaire pendant l’épisode du confinement. Mais c’est connaître mal ce jeune homme volontaire, entreprenant et créatif que de penser le voir passer cette période sans travailler. Il s’attelle alors à peindre bénévolement des fresques sur les murs de 25 écoles de l’île. Des parents d’élèves, Annie Kabla, une juive djerbienne, le réseau des écoles privées « Les Nouvelles Générations » et l’ancien ministre Hakim Ben Hammouda s’enthousiasment pour le projet et aident à le financer.
« Une manière d’honorer l’école publique et les enseignants, qui s’y activent. Ce projet a été rendu possible grâce aux encouragements, en particulier des directrices d’écoles », affirme l’artiste.
De la figuration libre pour titiller les imaginaires
Dans ses pérégrinations à travers l’île, Abbes Boukhobza apprend que Lina Ben Mhenni, dont la famille est originaire de l’île, y a été agressée par la police et n’a pas recueilli soutien, ni appui à la suite de cet incident auprès de la population. Eprouvant une grande admiration pour la bloggeuse et militante des droits humains, partie trop vite, à l’âge de 36 ans le 27 janvier dernier après avoir lutté contre une longue maladie, il cherche à lui rendre hommage. La découvrir voilée avec la « lehfa » djerbienne (drap) déclenche son inspiration. Le site où il va rendre hommage à cette icône de la révolution lui est offert par l’Association de soutien aux déficients auditifs de Djerba (Asda).
Il imagine et dessine sur le mur de l’Asda un grand voile de femme incrusté de poissons. S’y profilent en bleu sur un fond blanc des silhouettes de femmes au chapeau djerbien. Beaucoup l’oxygène se dégage de l’œuvre.
« Je n’ai pas choisi de faire le portrait de Lina. Il y a eu déjà plusieurs graffitis la représentant. J’ai préféré symboliser son esprit. Particulièrement sa liberté. Le poisson circulant dans un océan démuni de frontières et de limites, il m’a semblé incarner ce qui lui ressemblait le plus », explique Abbes Boukhobza.
Le jeune artiste vient tout juste de finaliser une autre fresque sur la façade extérieure de la maison de Lina, sur la corniche d’Ezzahra. Il arrive avec des couleurs ternes et tristes, mais en discutant avec Emna et Sadok Ben Mhenni, les parents de la bloggeuse, il apprend à quel point elle aimait la vie, les soirées heureuses avec ses amis, la danse, le rire…Il change alors sa palette et donne à ce second hommage, aux couleurs de l’effervescence, ponctué des drapeaux rouge et blanc de la Tunisie, le mouvement, la joie et les rêves de justice sociale de la jeune femme.
« Ce genre de figuration libre permet au spectateur d’interpréter l’œuvre selon son point de vue et son imaginaire. Voilà ce qui me plaît le plus », insiste Abbes Boukhobza.
Le peintre aimerait trouver un site à Sidi Bouzid, où Lina a eu le courage de se rendre très tôt, avant tout le monde, pour relayer les événements d’après le 17 décembre 2010, pour continuer sa série d’hommages à la bloggeuse.
« Il me faudrait auparavant sonder l’opinion des gens là-bas. Je n’entreprendrai point d’action artistique de ce genre que si l’environnement le permet. Malheureusement la transition a déçu tellement de monde… », souligne l’artiste.
Sadok Ben Mhenni n’a encore pas totalement fait le deuil de sa fille, mais se réveiller chaque matin pour la « voir » bouger en couleurs, lui procure un certain apaisement…