Menacée de fermeture, la célèbre bouquinerie de la rue d’Angleterre, une adresse jadis courue à Tunis, fait encore de la résistance, même si on ne se bouscule pas au portillon. Le déclin de l’appétence des jeunes générations pour la lecture risque de porter le coup de grâce à l’une des plus anciennes librairies de Tunis.
A la rue d’Angleterre et à quelques encablures de la rue Charles de Gaulle, une des principales artères de la capitale et fief des marchands à la sauvette de babioles et de produits contrefaits, la bouquinerie des Hedhili fait encore de la résistance. Communément connue sous l’appellation “bouquinerie de la rue d’Angleterre”, cette caverne aux livres a vu défiler, au fil des années, des générations entières d’élèves, d’étudiants et de férus de lecture. Grâce à ses rayonnages pleins à craquer, ce temple d’encre et de papier est une adresse courue en Tunisie. Dès l’entrée, le visiteur est accueilli par des rayonnages remplis de livres de poche. Une boîte en carton contenant des vinyles gît sur le sol.
Romans, œuvres classiques ou modernes, encyclopédies, etc., le lieu déborde de quelques centaines de milliers de bouquins de tous les styles, minutieusement empilés du sol au plafond, ingénieusement rangés sur les rayons de l’échoppe achalandée. Au point de craindre l’éboulement. Dans une salle attenante peu éclairée, des ouvrages traitant de l’art, de l’histoire de l’église, de la guerre … et remontant aux années 1900 sont jalousement conservés. De véritables reliques d’un pan entier de l’histoire de Tunis, des vies de ceux qui l’ont lue, relue et vendue. Pénétrer là-dedans, c’est comme une immersion dans un autre monde lointain, une ère différente.
Fier de son trésor de valeur incommensurable, le propriétaire actuel de la bouquinerie populaire, Faouzi Hedhili, connaît, par cœur, tous ses recoins. “J’ai en ma possession des livres de 1850”, confie-t-il sur un ton un peu moqueur. En effet, Faouzi éprouve de la colère envers cette “nouvelle jeunesse qui ne lit plus” et dont “l’intérêt pour la culture s’amenuise”. Dès qu’il parle des livres, des jeunes, de la culture, on perçoit la fureur sourdre en lui. Il exerce son métier depuis plus de 53 ans. Il a observé et surtout mal vécu les métamorphoses de la société tunisienne. En 1965, son père Bouraoui a racheté la librairie à un juif tunisien qui s’appelle Victor Guez. Depuis, les Hedhili n’ont cessé de développer leur commerce, en récupérant et revendant les occasions. “Les années 70, c’était la belle époque ! Les gens lisaient. Ils étaient cultivés. Les clients venaient des quatre coins de la Tunisie pour chiner des trouvailles. C’était l’adresse prisée par les lycéens, les étudiants et même les personnalités publiques”, assène-t-il.
Un trésor en souffrance
Aujourd’hui, Hedhili affirme que sa bouquinerie risque de faire ses cartons. Économiquement, elle ne peut plus tenir le coup. Il n’arrive plus à payer les salaires de ses deux employés qui travaillent à ses côtés depuis plus de trente ans. “Ils étaient là tout le temps, pour le meilleur et pour le pire”, précise-t-il.
Les bouquinistes et, d’une manière générale, les librairies subissent de plein fouet et la concurrence des livres gratuits sur internet et les répercussions de la crise du Covid-19 qui risque de leur porter le coup de grâce.
Mais, ce que déplore le plus Hedhili c’est le manque d’appétence culturelle. “Les jeunes d’aujourd’hui rêvent de traverser clandestinement la Méditerranée.
La culture, l’éducation sont le cadet de leurs soucis. Et puis, qui va se rendre au centre de Tunis, devenu une ville trépidante avec tout ce monde chahuté, avec la recrudescence des braquages, de la délinquance et le désordre qui règne en maître, pour acheter des livres ?”, regrette-t-il.
Quelques jours auparavant, le bouquiniste a décidé de mettre la clé sous le paillasson et de fermer définitivement les portes de la grotte aux livres, si chère à son cœur et aux cœurs de ses fidèles clients.
L’annonce a fait grand bruit et le septuagénaire a, finalement, réussi à mobiliser les internautes, les médias et les bibliophiles pour soutenir financièrement son petit commerce. Les passionnés de lecture ont répondu à son cri de détresse et se sont rués sur l’échoppe des livres d’occasion.
Apparemment vexé par certaines critiques émises à son encontre, il se défend : “ Je ne demandais pas l’aumône. Ma vie est derrière moi. Si l’argent était mon motif, j’aurais lancé une vente aux enchères pour vendre des bouquins qui datent de 1800 et de 1900. Ce qui serait très lucratif. Mais c’était surtout un cri de détresse pour qu’il y ait une prise de conscience du déclin de la culture en Tunisie.
Beaucoup de librairies ont fermé leurs portes définitivement. Depuis 1968, jamais le monde des livres n’a vécu un tel déclin”, souligne-t-il. Pour l’heure, la bouquinerie de la rue d’Angleterre va continuer à accueillir les passionnés de lecture qui y sont attachés. Hedhili en est un. C’est un véritable irréductible passionné puisqu’il tient énormément à son échoppe et à ses livres qu’il aurait pu remplacer par un commerce beaucoup plus rentable comme le fast-food et les cafés borgnes. Mais qui va assurer la relève ? Hedhili n’annonce pas clairement ses couleurs mais il est prêt à défendre bec et ongles le trésor en souffrance.