Accueil Société Jamil Rafrafi, ancien cadre au ministère de l’équipement, à La Presse : «On n’a pas toujours su tirer les leçons des inondations»

Jamil Rafrafi, ancien cadre au ministère de l’équipement, à La Presse : «On n’a pas toujours su tirer les leçons des inondations»

A chaque fois que les pluies sont annoncées ou se mettent à tomber, l’inquiétude ne nous quitte pas, étant donné que le pays a connu des inondations dévastatrices, ces dernières années, avec des effets socioéconomiques très graves. A cause de ce phénomène qui n’épargne aucun pays, plusieurs personnes y ont trouvé la mort, ce qui a rapidement suscité des débats sur les responsabilités de ce drame pour calmer les tensions. Mais les causes ne sont pas que naturelles. Il y a forcément une responsabilité humaine…A qui, donc, la faute ? C’est à cette question, qui a pris de l’ampleur ces dernières semaines, que Jamil Rafrafi tente de répondre dans cet entretien.

Certes, la problématique des inondations ne date pas d’hier, mais celle-ci s’est aggravée pendant les dernières années. Quelle est l’origine du mal ?

Outre les précipitations qui peuvent être importantes et intenses dans certaines régions qui ont une capacité d’infiltration et d’absorption limitée, il y a aussi le comportement humain qui est en cause.

En effet, au lieu de canaliser ces précipitations et en empêcher leur dispersion ainsi que leur perte, les eaux pluviales ne sont pas toujours optimisées et utilisées à bon escient et les efforts ne sont jamais suffisants pour les valoriser. Ce constat ne date pas d’hier puisque, depuis plus d’une décennie, l’efficacité de la stratégie nationale de gestion des eaux pluviales a été limitée par un certain nombre de facteurs, parmi lesquels l’incohérence des programmes, le manque d’une vision à long terme pour tracer les besoins et prévoir les politiques ainsi que les mécanismes adéquats, la multitude des intervenants dans ce domaine (ministères de l’Intérieur, de l’Environnement, de l’Agriculture, de l’Equipement…), etc.

Mais pour en revenir à l’origine de ce problème et l’expliquer, il faut commencer par le commencement. En Tunisie, la gestion des eaux commence essentiellement par l’intervention du secteur agricole. Dans le temps (il y a plus d’un demi-siècle), les parcelles agricoles étaient limitées et, à cette époque, les «tabias» étaient considérées comme un système typique de retenue des eaux de ruissellement des sites plats. Outre l’amélioration de la production agricole, ces unités ont joué un rôle important dans la recharge des nappes souterraines, le contrôle des inondations et la protection des infrastructures en aval, ainsi que le contrôle de l’érosion hydrique. Donc, pendant des siècles, les agriculteurs avaient la tradition de réaliser ces ouvrages et ils ont bien maîtrisé les différentes opérations de réalisation et d’entretien. Mais, malgré les rôles très importants joués par ces ouvrages et les encouragements de l’Etat, un délaissement progressif a été enregistré ces dernières années, dû principalement à l’émigration pour la recherche d’autres activités plus rémunératrices. L’abandon de cette technique et de l’activité agricole d’une manière générale (et les chiffres officiels confirment ce constat) a causé la dégradation rapide de surface et l’érosion hydrique, ce qui a causé l’apparition de la roche-mère qui n’absorbe pas l’eau et ne la laisse pas passer.

Pour remédier à cette situation et faire face au problème de dégradation des terres, qui touche environ 50% des terres agricoles (plus de 3 millions d’hectares sont touchés par l’érosion), le ministère de l’Agriculture a opté, au début des années 1960, pour les techniques de Conservation des eaux et des sols (CES) et de maîtrise des eaux de ruissellement en vue de s’adapter aux conditions très sévères du climat aride et semi-aride du pays, mais aussi afin de trouver des solutions durables et efficaces à ce problème qui reste dépendant des changements climatiques et leur impact sur l’eau.

Ce processus a-t-il donné les résultats qu’il était censé donner?

A vrai dire, les objectifs de développement de telles stratégies ont évolué d’une façon considérable, au fil des années. Au début, les premières réalisations ont cherché à protéger les infrastructures et les ressources existantes ainsi que l’emploi de la population rurale et la lutte contre la pauvreté dans le milieu rural. Actuellement, les objectifs de développement visent à promouvoir le bien-être et la conservation pour une gestion durable des ressources disponibles en fonction de la demande, avec notamment des écarts de la pluviométrie dans l’espace et dans le temps, en raison de la situation géographique du pays. Donc, pendant des années, la technique de CES a réussi à réduire d’une façon considérable les pertes en eau de ruissellement au niveau de la parcelle ce qui a augmenté la production agricole. Mais à partir des années 1990, cet effort a été oublié, abandonné et n’a pas été entretenu pour pouvoir s’adapter aux exigences de la situation actuelle.

Est-ce qu’il s’agit là de décisions ‘’irresponsables’’ ? Et à qui la faute ?

Que ce fait soit d’une façon volontaire ou involontaire, nous sommes tous responsables de cette situation qu’on doit assumer avec responsabilité.

Pour expliquer ce comportement et comprendre les décisions qui nous conduisent sur de mauvais chemins et qui pourraient sembler contraires à la logique, il faut rappeler, qu’au cours des dernières décennies, le pays a enregistré les sécheresses les plus critiques dans son histoire, ce qui a engendré deux phénomènes extrêmes qui sont la sécheresse et les inondations. A titre d’exemple, durant les cinquante dernières années, pas moins de 18 événements extrêmes ont été enregistrés, contre 12 pour la première moitié du siècle passé. Face à ce phénomène de raréfaction de l’or blanc, nos décideurs et même les citoyens semblent être désarmés et ont oublié les problèmes de ruissellement, de la canalisation de l’eau…à l’heure où cette situation nécessite de l’anticipation, des solutions durables, la bonne gestion des ressources disponibles, la bonne gouvernance… Il est néanmoins un paradoxe, face à la pénurie hydrique et à ces barrages qui tarissent, l’eau pluviale n’est pas toujours optimisée et utilisée à bon escient.

En parallèle, au fil du temps, on a constaté une prolifération des stations d’épuration des eaux pour limiter les risques d’inondation. Mais cette technique ne favorise pas la rationalisation de la consommation de l’eau et provoque la destruction des infrastructures urbaines, la réduction de la durée de vie des réseaux urbains, la pollution de l’environnement urbain…Donc, les conséquences du dysfonctionnement des systèmes d’assainissement sur le cadre de vie et l’écosystème naturel prennent de plus en plus d’ampleur et interpellent tous les acteurs impliqués à prendre des décisions appropriées.

C’est pour toutes ces raisons que tout le monde est responsable de ce que nous sommes en train de subir, aujourd’hui. A commencer par le citoyen lui-même qui n’a pas ce sens de la responsabilité, jusqu’à arriver aux autorités (entre autres décideurs) qui restent le premier responsable de cette situation. A tout cela, on ajoute qu’en Tunisie, il n’existe pas une vraie politique de rationalisation de la consommation de l’eau potable, à l’heure où les gens doivent savoir que l’eau coûte cher. D’où la nécessité de sensibiliser toutes les tranches d’âge aux problèmes liés à l’eau et, partant, obtenir leur mobilisation en faveur de la protection de l’eau et de son économie.

Et l’extension ainsi que la densification des villes ne font qu’augmenter le risque d’inondation, notamment en milieu urbain…

Absolument ! En effet, depuis l’Indépendance, on constate une extension urbaine galopante. Ce qui fait que l’explosion des besoins en eau, liée à la croissance démographique, à l’urbanisation et à la diversification des activités économiques, entraîne une compétition croissante entre ses divers usages et remet en cause la place prépondérante de l’agriculture dans l’utilisation des ressources hydriques.

A vrai dire, juste après l’Indépendance, il y a eu la volonté politique pour bloquer et freiner cette émigration galopante. Mais avec l’absence de l’anticipation et le manque de stratégies efficaces de la part de nos responsables de l’aménagement du territoire, la densification des villes a eu comme effet de modifier les phénomènes climatiques en milieux urbains et elle a aussi un impact fort à jouer sur notre consommation et notre gestion de l’eau. Donc, cette urbanisation dérégulée n’est pas sans facture. Elle a un coût et porte surtout un coup dur aux efforts engagés en vue d’améliorer nos plans d’aménagement urbain : à nos jours, les logiques et les instruments de planification sont encore incapables d’intégrer de manière efficace les enjeux d’aménagement urbain et le fait que cette incapacité soit à la source de nombreux conflits fonctionnels, environnementaux, qu’elle produise des processus d’urbanisme absurdes et incohérents.

Outre ce problème récurrent, quelles sont les autres raisons ayant aggravé le phénomène des inondations dans notre pays ?

On note, notamment, l’amplification du phénomène de constructions anarchiques (en particulier adjacentes aux oueds), puisque selon les chiffres annoncés par les autorités concernées, 43% des bâtiments ne sont pas construits légalement et sont même la cause des inondations à l’intérieur des villes en raison du manque d’urbanisme. Viennent ensuite le détournement des cours d’eau et le rejet des déchets dans les canaux d’évacuation des eaux pluviales.

Chaque fois qu’il pleut, c’est la même chose ; en quelques instants, les villes se retrouvent submergées par les flots et les canaux nettoyés sont déjà très vite obstrués par les citoyens qui y rejettent toutes sortes de déchets…Face à une telle situation, le gouvernement, qui n’a pas pris de mesures suffisantes pour éviter la survenance de tels drames, est pointé du doigt. Mais de l’autre côté, le citoyen porte également une partie de la responsabilité, et est appelé à ne pas jeter les déchets et les ordures de manière aléatoire.

Avec l’état de l’infrastructure qu’on pointe en premier et le degré de préparation des autorités, à leur tête le ministère de l’Equipement et l’Onas, le risque d’inondation ne pourrait pas être contenu, ce qui implique la nécessité de la mise en place d’une stratégie et d’un plan d’action national et global pour y faire face. L’accumulation de tous ces problèmes fait qu’il y a des goulots d’étranglement aux niveaux des zones urbaines qui sont submergées par ces eaux de précipitations. Mais malheureusement, l’homme n’a pas toujours su tirer les leçons des inondations et nous sommes en train de répéter les mêmes erreurs commises.

Et qu’en est-il du phénomène du réchauffement climatique ?

Ce phénomène risque d’aggraver la situation, puisque les effets du réchauffement climatique vont s’intensifier durant les prochaines décennies. Mais il est important de souligner ici que ces risques climatiques sont des phénomènes naturels faisant partie de cycles saisonniers, mais constitueront toujours une menace dont il faut prendre conscience et contre laquelle il est important de se protéger. Sur le plan associatif, la Tunisie (à travers la société civile et les associations) est en train de bouger pour remédier et améliorer cette situation. Mais en tant que petit pays, à nous seuls, on ne peut rien faire, d’où l’importance et l’urgence de faire mobiliser tout le monde.

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