L’ampleur de la crise économique par laquelle passe le pays actuellement, la formation récente du gouvernement et les faiblesses internes des lois de finances expliquent l’imbroglio que nous connaissons, aujourd’hui, entre le gouvernement et les députés de l’ARP au sujet de l’adoption du projet de loi de finances pour l’exercice 2021. Mais de l’avis de Hakim Ben Hammouda, il vaut mieux une solution imparfaite qu’une crise aiguë. Pour ce faire, il est indispensable d’apporter les corrections nécessaires à cette loi, car sa non-adoption portera atteinte à la crédibilité du pays et renforcera la crise de confiance avec les acteurs économiques.
Tout le monde, et notamment la classe politique, est focalisé, actuellement, sur une seule question : le PLF pour l’année 2021 passera ou ne passera pas ? Qu’en pensez-vous ?
C’est une situation unique dans l’histoire de la Tunisie. Jamais une loi de finances n’a suscité autant de débats, de controverses et d’inquiétudes. Et c’était, aussi, la même chose pour la loi de finances complémentaire pour 2020 qui a été adoptée depuis quelques jours. A mon avis, ces difficultés proviennent de trois sources qui sont la situation économique exceptionnelle, la formation récente du gouvernement et les faiblesses internes des lois de finances.
A l’échelle économique, tout le monde reconnaît que le pays se trouve au milieu de trois grandes crises. La première est structurelle et concerne le modèle de développement (qui date du début des années 2000), à laquelle nous n’avons pas toujours apporté les réponses. Ce qui nous pousse à continuer à vivre dans le modèle hérité des années 1970. Pour la deuxième, c’est celle des équilibres macroéconomiques qui sont au cœur d’énormes déficits (finances publiques, commerce extérieur…) et qui ont été à l’origine d’un recours assez important à l’endettement. Alors que pour la troisième crise, elle est liée à l’impact économique de la pandémie de Covid-19, qui aura un effet sans précédent sur l’économie nationale avec une contraction prévue de 7% de la croissance en 2020. Donc, l’ampleur de la crise et les difficultés financières auxquelles nous avons soumis notre économie expliquent la complexité de la situation actuelle ainsi que les turbulences et les grandes divergences autour de la loi de finances complémentaire pour l’année 2020 et de la loi de finances pour l’exercice 2021.
La deuxième raison qui explique les difficultés de ces grandes divergences, c’est la formation récente du gouvernement. Ce dernier a pris ses fonctions au mois de septembre dernier et, donc, il n’a pas eu le temps nécessaire pour véritablement travailler sur un vrai projet loi de finances qui doit être à chaque étape discuté à la table de négociation pour vérifier les financements et faire les consultations nécessaires avec l’ensemble des acteurs économiques et les institutions de l’Etat.
S’agissant de la troisième raison qui n’est autre que la faiblesse interne de nos lois de finances, il faut préciser que ces dernières comportent des difficultés intrinsèques qui expliquent les difficultés qu’ont eues les députés et un certain nombre d’acteurs économiques à les accepter.
Pour la loi de finances complémentaire pour 2020, qui a été votée il y a quelques jours avec un déficit de 11,4%, elle comporte des risques graves et sérieux. Même si le vote de cette loi est d’une valeur absolument cruciale, ses équilibres macroéconomiques comportent plusieurs risques, à leur tête le recours à la Banque centrale de Tunisie (BCT) pour le financement du déficit, une mesure qui peut avoir un risque inflationniste et qui peut aussi déstabiliser la monnaie nationale et le taux de changes vis-à-vis des devises étrangères. Le deuxième risque est bien évidemment le risque de crédibilité par rapport aux institutions financières internationales et aux investisseurs étrangers. Aujourd’hui, ce déficit aussi important peut constituer une source de blocage dans nos négociations avec ces institutions. Pour ce faire, le gouvernement doit prendre au sérieux ces deux risques pour réussir à les juguler et les maîtriser. Idem pour la loi de finances pour l’exercice 2021 qui n’échappe pas à ce triste sort. Cette dernière comporte aussi des risques et des difficultés, ce qui explique la résistance d’un certain nombre de députés de la Commission des finances de l’ARP mais également d’un certain nombre d’acteurs économiques pour l’accepter et l’adopter.
Vous dites donc qu’il faut se préparer à toutes les éventualités ?
Sans rentrer dans les dispositions fiscales suggérées par cette nouvelle loi de finances, il me semble que son équilibre macroéconomique repose sur des hypothèses qui me paraissent difficiles à respecter. Particulièrement, je pense que le niveau de déficit reste très élevé, car on estime qu’à partir du moment où la pandémie est passée et où la croissance est revenue, il faut s’orienter vers une très grande stabilisation. Et de ce point de vue, un déficit de 7,4% posera des difficultés en termes de financement et de négociation avec nos partenaires économiques et financiers. De même, le besoin du financement extérieur qui ressort de cette loi de finances est presque de 20 milliards de dinars (dont 16 doivent provenir du marché extérieur). Cela me semble, également, une hypothèse assez difficile à respecter et à mettre en place au cours de l’année 2021.
Donc, l’ampleur de la crise, la formation récente du gouvernement et les faiblesses internes des lois de finances expliquent la crise que nous traversons et l’imbroglio que nous connaissons, aujourd’hui, entre le gouvernement et les députés. Actuellement, cette situation suscite de plus en plus d’inquiétude, car on a très peu de temps, étant donné que le délai constitutionnel se termine le jeudi 10 décembre à minuit. Il est donc impératif de trouver une solution pour sortir de cette situation et pour échapper à une crise encore plus importante.
Mais malgré ce désaccord et cette polémique, l’ARP a entamé dimanche la discussion du PLF 2021, et ce, sans les chapitres relatifs aux dispositions budgétaires rejetées par la Commission des finances, qui est une première dans l’histoire du pays !
L’ARP a décidé de commencer la discussion de la loi de finances en dépit des oppositions de la Commission des finances sur un certain nombre d’articles, ce qui pourrait entraîner un blocage dans les discussions à la plénière. Pour ce faire, l’ARP et le gouvernement, dans le temps qui reste, doivent trouver des solutions pour sortir de cette difficulté et de ces oppositions. A l’ARP, la Commission du consensus doit se réunir pour essayer de trouver une issue à la crise actuelle que nous traversons. Mais il faut se préparer à toutes les éventualités tout en essayant d’éviter les pires scénarios.
Comment ?
Bien évidemment, du point de vue constitutionnel, nous avons une réponse qui consiste en l’usage de l’article 66 qui stipule que le Président de la République, en attendant le vote d’une nouvelle loi de finances, autorise les dépenses d’une manière trimestrielle. « Si à la date du 31 décembre le projet de loi de finances n’a pas été adopté, il peut être mis en vigueur, en ce qui concerne les dépenses, par tranches trimestrielles renouvelables, et ce, par décret présidentiel. Les recettes sont perçues conformément aux lois en vigueur ».
Je ne crois pas que ce soit une bonne solution parce que du point de vue technique, elle pose beaucoup de difficultés et de problèmes. Deuxièmement, elle met en doute la crédibilité de notre pays et elle renforce la crise de confiance quant aux acteurs économiques dans notre pays, car l’équation est simple et claire : un pays qui n’a pas réussi à se doter d’une loi de finances perdra toute sa crédibilité vis-à-vis de ses partenaires et de l’ensemble des acteurs économiques. En même temps, un gouvernement qui n’a pas réussi à faire voter une loi de finances aura d’importantes difficultés politiques. Donc, la Tunisie n’a pas besoin d’une crise supplémentaire et il faut impérativement trouver une solution pour en sortir. Il faut réviser la loi de finances dans un esprit de responsabilité et de coopération entre le gouvernement et l’ARP. A mon avis, un gouvernement et des institutions sérieux doivent se limiter à une seule loi de finances. Mais s’il faut recourir à une loi de finances rectificative ou complémentaire pour corriger les difficultés de cette loi de finances, je crois qu’il faut absolument le faire le plus tôt possible.
Mais la question de financement du budget de l’Etat pose toujours problème. Quelles solutions proposez-vous ?
La planche à billets et l’endettement extérieur sont deux solutions difficiles qui coûtent cher. On ne peut pas indéfiniment demander à la Banque centrale de financer directement le budget, car cette mesure peut avoir des effets inflationnistes assez importants. De même, aujourd’hui, devant les difficultés financières que traverse notre pays, on ne peut pas recourir au marché international qui va demander des taux très importants.
La solution c’est d’arrêter la fuite en avant et parvenir à un budget de stabilisation économique, avec un déficit qui doit se situer autour de 4%. Il nous faut une vraie volonté, un courage politique et une détermination à parvenir à stabiliser nos finances publiques. Nous devons commencer aujourd’hui de manière déterminée et courageuse un effort de stabilisation économique pour réduire les déficits, maîtriser nos dépenses et arrêter cette fuite en avant dans nos finances publiques.
Pour faire passer cette loi de finances, il faut lui apporter les corrections nécessaires et la discuter au sein de la Commission du consensus, et ce, afin de parvenir à un accord final et surtout sauver le gouvernement de présenter une loi de finances complémentaire ou rectificative qui n’est pas un gage de sérieux. Il vaut mieux une solution imparfaite qu’une crise aiguë !