Sous tension depuis plus d’une décennie, les métiers IT font l’objet d’une véritable guerre de compétences dans le monde. En Tunisie, les entreprises IT peinent à recruter des talents qui, obnubilés par le désir de quitter le pays, finissent par décrocher des emplois en Europe, malgré les salaires attrayants qu’elles leur offrent. Peur du déclassement social et inquiétudes pour l’avenir, pour ces jeunes, c’est le sauve-qui-peut généralisé. Témoignages.
En 2005, le nombre des Tunisiens à l’étranger, qui sont répertoriés comme étant des hautement qualifiés, était seulement de près de 7.600. Aujourd’hui, le mouvement migratoire des compétences s’est intensifié: plus de 95.000 compétences ont quitté le pays depuis 2011. Selon l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens (OIT), près de 3.000 ingénieurs, dont la plupart sont spécialisés en informatique, partent chaque année vers la France. Des chiffres qui donnent le frisson et qui étaient impensables il y a une quinzaine d’années. Le pays se vide de ses compétences. La classe moyenne s’érode. Les risques pèsent sur la démocratie et sur l’économie. Sans une classe moyenne puissante et indépendante de l’Etat, la démocratie ne tient pas, a prévenu le sociologue américain Barrington Moore. L’industrie du numérique est l’un des premiers secteurs à subir de plein fouet les conséquences de la rude concurrence qui sévit entre entreprises pour le recrutement des ingénieurs et développeurs informatiques. L’exode des professionnels IT coûte cher à l’Etat et engendre un manque à gagner conséquent. Selon une étude réalisée par la Fédération TIC relevant de l’Utica, sur la base de 45 à 100.000 compétences IT à l’étranger, le chiffre d’affaires additionnel que le secteur aurait pu réaliser varie entre 5 et 12 milliards de dinars. Le manque à gagner en termes de chiffres additionnels à l’export varie entre 2 et 4,5 milliards de dinars. Pourtant, l’hémorragie des compétences dans le secteur continue. Et même s’ils sont “ bien payés” en Tunisie, ces jeunes ingénieurs continuent de quitter le pays pour s’installer ailleurs. Sont-ils en quête d’un meilleur salaire ? Pas forcément. C’est plutôt le déclassement social qu’ils craignent le plus. C’est ce qu’ a révélé, en somme, le témoignage d’Ahmed, un ingénieur âgé de 28 ans. Diplômé en 2017 de l’École supérieure des communications de Tunis Sup’Com, le jeune homme est installé, depuis deux ans à Paris avec son épouse, elle aussi ingénieure en télécommunication.
Peur du déclassement…
Ayant grandi dans le quartier populaire de Fouchana du Grand-Tunis, dans une famille de la petite classe moyenne, Ahmed suivait un parcours typiquement brillant. Un cycle secondaire au lycée pilote de Tunis, un cycle préparatoire universitaire à l’Institut préparatoire des études d’ingénieur de Tunis (Ipeit) et enfin des études d’ingénieur à Sup’Com. “Quand j’étais au lycée, je n’avais jamais pensé que je vais quitter la Tunisie. Lorsque je suivais mes études à la faculté, je savais que les études à l’étranger, par exemple en France, présentent des atouts pour un primo-demandeur d’emploi. Une fois mon diplôme en poche, j’ai directement intégré une société et j’étais bien payé par rapport aux salaires qu’on touchait généralement en Tunisie et même pour un débutant. Je touchais alors 2.200 dinars», explique Ahmed. C’est en rencontrant sa femme, qu’il a changé d’avis. Avant de se marier et de s’installer à Paris, le jeune couple essayait d’étudier le pour et le contre du départ à l’étranger. Ahmed et son épouse estimaient qu’avec les 3.600 dinars que le ménage touche par mois, ils n’arriveront pas à faire des économies et investir sur le long terme dans un projet. «Lorsque j’ai annoncé à la société dans laquelle je travaillais que je vais quitter mon poste, on m’a proposé une augmentation salariale de 1.000 dinars. Alors, nous nous sommes, ma femme et moi, mis à dresser un bilan de la situation. Tout calcul fait, on avait estimé que vivre à Paris était toujours avantageux. Le sentiment d’insécurité grandit chaque jour. Je me souviens d’un accident que j’ai eu un jour, lorsque j’étais étudiant. En rentrant à la maison, il y avait une rixe sur la route et j’ai failli être molesté et attaqué par des coups de pierres lancés par des gens que je ne connais pas. J’ai frôlé la mort. C’était une journée à marquer d’une pierre noire», raconte Ahmed. Maintenant qu’il est devenu père, il se soucie pour l’avenir de son enfant. Il témoigne: «Ma génération est issue de l’école publique et a réussi grâce à elle. Mais aujourd’hui, la qualité de l’enseignement public s’est dégradée et c’est le privé qui a pris le dessus. Et c’est vraiment coûteux pour la classe moyenne qui va être obligée de se priver pour pouvoir éduquer ses enfants». Quant au retour en Tunisie, le jeune couple n’envisage pas, pour le moment, une telle éventualité. De toute façon, les choses vont de mal en pis. «Si j’étais millionnaire, je ne quitterais jamais la Tunisie. Mais, si tu es un salarié et même avec un bon salaire, tu es toujours obligé de vivre en communauté et de côtoyer les gens dont le comportement a beaucoup changé», réplique Ahmed sur un ton moqueur.
Par quelle voie quitte-t-on la Tunisie ?
Dans le secteur de l’IT, il existe des canaux de recrutement que les jeunes et moins jeunes ingénieurs suivent pour pouvoir décrocher un travail en France. Tout d’abord, il y a la mobilité en interne, c’est-à-dire entre les diverses filiales de la même entreprise qui sont implantées dans plusieurs pays. Ensuite, il y a ce qui est communément connu sous le nom de la “cooptation”. C’est le fait de recommander un talent par un autre qui occupe déjà un poste au sein de la société. La troisième voie, qui est la plus répandue, est le recrutement à travers une SSII. C’est une société experte dans le domaine des nouvelles technologies et de l’informatique et dont la mission est d’accompagner une société cliente dans la réalisation d’un projet. Et c’est en signant des contrats avec des SSII que Bilel et Amine ont pu s’installer à Paris. Bilel et Amine sont aussi issus de familles de la classe moyenne. Contrairement à Amine, qui aspire à obtenir la nationalité française, le jeune ingénieur, Bilel, se fait du souci pour sa mère et sa sœur qui vivent en Tunisie. «Si quelqu’un est hanté par le désir de partir vivre à l’étranger, il aura toujours ce vouloir. J’ai travaillé pendant environ deux ans en Tunisie dans une entreprise de renommée avec un salaire de 1.500 dinars par mois. C’est peu. Avec un salaire de 2.200 euros, je me suis décidé à partir à Paris et vivre cette expérience. Finalement, il est plaisant de vivre en Tunisie à condition d’avoir les moyens», estime le vingtenaire. Si Bilel, célibataire, souhaite retourner en Tunisie pour être aux côtés de sa famille, l’idée du retour n’effleure même pas l’esprit de Amine. Originaire de Gafsa, Amine a suivi un parcours du combattant pour décrocher son diplôme d’ingénieur informatique. Sa dernière année à l’Ecole des Ingénieurs de Sfax n’était pas de tout repos. Réalisant son projet de fin d’études à Tunis, il faisait régulièrement la navette entre Gafsa, Tunis et Sfax. Les services publics sont impeccables et on peut bénéficier d’un service sans recourir au népotisme. Et surtout, tu te sens en sécurité. Je n’envisage pas pour le moment de retourner en Tunisie. Pas avant d’acquérir ma propre maison et de lancer mon projet. Je veux également accéder à la nationalité française. C’est une nouvelle brèche que j’ouvrirais, pas pour moi, mais pour mes enfants», explique-t-il.