Le huis clos dans le cinéma est un des partis pris les plus audacieux qu’il soit. Et la difficulté de plus qu’a choisie Ghazi Zaghbani est celle d’adapter sa pièce éponyme, encore récente dans l’esprit du public, à l’écran. Le résultat est captivant à plus d’un titre.
«El Harba ou la fuite» est une pièce de théâtre créée il y a à peine 3 années d’après le texte théâtral «La p. Savante» de Hassen Mili. C’est la rencontre improbable entre une travailleuse du sexe dans une maison close et un jeune diplômé chômeur et extrémiste religieux qui, fuyant la police à travers les ruelles de la Médina de Tunis, se retrouve coincé sous le lit de la prostituée. De cette situation, qui met ces deux personnages au pied du mur, remontent à la surface divergences, idéologie et morale, deux visions du monde qui s’affrontent. Entre son intégrisme et le caractère libertin de la prostituée, un face-à-face entre eux s’installe, la tension monte et la distance qui les sépare finit par se raccourcir.
Aussi bien dans la pièce que dans le film, Ghazi Zaghbani, metteur en scène (lui-même campant le rôle du jeune extrémiste), joue sur les extrêmes. Et c’est une démarche dramatique des plus intéressantes. C’est avec les extrêmes que l’on se révèle, que l’on se découvre et se rende compte de la distance qui nous sépare et du chemin que nous devons parcourir.
Contraints à se supporter le temps d’une journée et d’une nuit, Narjes et «Lazreg», comme elle aime bien le taquiner, se doivent de trouver un terrain d’entente. Lui ne pouvant quitter sa cachette, elle, prise de tendresse pour lui, n’arrive pas à le chasser hors de son lieu de travail.
C’est sous le lit de la prostituée que le fanatique religieux trouve protection, elle sur le lit—son espace de travail—mène le jeu. Cette superposition choisie et assumée par la mise en scène se révèle à nous comme une écriture à states. La charge symbolique des deux personnages représentatifs, chacun à sa manière, d’une frange rejetée de la société, mise à l’index et vivant dans la marge, s’aplatit, petit à petit, pour ne devenir que deux personnes en quête d’une représentation d’un corps. Le corps comme catalyseur des passions, des violences, du rejet, du désir, le corps à dévoiler ou à cacher, le corps qui nous porte et qui nous supporte, qui mène la danse ou qu’il faut brimer.
Pourtant, c’est avec lui qu’elle finit par connaître le plaisir, alors qu’elle est habituée à en fournir sans y prendre part. Quant à lui, des convictions se brisent et des dogmes sont mis à rude épreuve.
Toute cette réflexion, nous la retrouvons aussi bien dans la pièce que dans le film mais à nous de nous interroger sur l’utilité de ce passé de la scène à l’écran, et en quoi les outils du cinéma ont pu servir une écriture nouvelle pour un support différent ?
D’abord il faut bien le préciser : «El Harba» n’est pas du théâtre filmé, c’est une adaptation très fidèle de la pièce de théâtre. Avec des choix bien clairs pour ne pas trahir la démarche entamée dès le départ.
Ghazi Zaghbani n’a pas exploité tout le potentiel que lui offre le passage au cinéma, il n’a pas introduit des personnages en plus, il n’a pas exploré l’extérieur, il s’est tenu à ce huis clos de rigueur et a tenté d’en jouer. C’est dans le découpage que tout s’est joué, dans la scénographie magnifiquement sublimée par le regard, la sensibilité, la finesse et la technicité du DOP Mohamed Maghraoui. Son cadre, son point, ses axes et les teintes de son image sont, à eux seuls, une poésie.
«El Harba» est aussi un exercice de style, une exploration différente d’une même œuvre, en pousser les limites tout en gardant les contraintes ou les exigences qu’a imposées le théâtre. Le cadre devient une scène multipiste, voire une composition plastique.
L’écriture dramatique ne change pas mais la caméra a réécrit l’histoire dans ses détails, orientant le regard là où le metteur en scène voulait le mener. La sublimation des acteurs par la caméra est aussi une belle histoire à retenir dans cette expérience. Nadia Bousetta, actrice atypique, endosse avec beaucoup de complicité un rôle qui la transcende. Un brin coquin, forte, libérée, résignée, comme si elle assumait parfaitement la condition de son personnage mais elle laisse entrevoir, dans sa nonchalance et sa désinvolture, un vague espoir d’un amour au-delà du sexe qui est son métier.
«El Harba», le film, est aussi une manière de défier le côté éphémère du théâtre, de garder une trace de cette œuvre, qu’elle survive au temps et à l’oubli et heureusement que le cinéma est là pour préserver une mémoire d’une pratique artistique, une parmi tant d’autres qui fait la diversité des voies de la création.
«El Harba» dans nos salles de cinéma, un spectacle à ne pas manquer !