C’est un secret de Polichinelle. Dix ans après le déclenchement de la révolution, le bilan est forcément morose. Peu importe si les jeunes qui investissent les rues chaque soir, bravant le couvre-feu, soient des contestataires ou de simples éléments nocifs dont l’objectif est de saccager et de vandaliser. Il y a des régions et des citoyens qui manifestent leur grogne et revendiquent toujours le droit à l’emploi, au développement et à la dignité depuis l’avènement de la révolution.
Il a fallu que la pandémie de Covid-19 en rajoute une couche sur la crise dans laquelle est englué notre pays depuis 2011 pour mettre à nu la non-tenue des promesses de nos gouvernants depuis dix ans. C’est pourquoi il est inutile de pointer du doigt ceux qui assènent qu’ils étaient mieux avant la révolution. Car il est permis de faire des comparaisons au moins au niveau de l’accès aux soins. Et si Ben Ali n’a pas réussi à rendre notre pays plus beau, plus ouvert, plus libre, les gouvernants qui se sont succédé au pouvoir ont échoué à rendre le pays plus respirable, plus égalitaire, plus équitable, plus développé. De ce fait, le rêve une révolution qui allait faire entrer le pays dans un cercle plus vertueux a vite volé en éclats. La raison de ce flop est qu’on a fait une mauvaise lecture de l’âme du pays en donnant la priorité aux questions politiques sur celles socioéconomiques. C’est pourquoi les victoires démocratiques, bien que nombreuses et éloquentes, sont ressenties par les Tunisiens comme des défaites. Mais après dix ans, il est temps de s’interroger où réside le mal. Pourquoi faisons-nous du surplace ? Pourquoi cette révolution n’a rien apporté, n’a rien donné ? A notre humble avis, ce qui nous bloque, c’est cette haine de l’autre qu’on n’a jamais su surmonter. Une haine inexpiable qui se renforce à mesure que nous remportons des succès, que nous franchissons de nouvelles étapes. Pourvu que ceux qui nous gouvernent échoue, peu importe de provoquer la ruine de la Patrie. Dix ans après, il est temps de tourner la page et de se projeter dans l’avenir. Mais pour y parvenir, il faut mettre l’intérêt national avant les rancunes partisanes et la hantise de la vengeance. Durant ces dix dernières années, c’est la peur qui a régi nos relations. Les opposants d’hier ont toujours peur des hommes de l’ancien régime. Les rcdistes ont peur des nouveaux maîtres au pouvoir. Les islamistes ont peur de la gauche. La gauche a peur des islamistes. Les syndicalistes ont peur des hommes d’affaires. Les hommes d’affaires ont peur de l’Etat, des fiscalistes et des lois qui peuvent les écorcher vifs. On a peur des jeunes, des retraités, des femmes, des communautés lgbt, des imams, des prédicateurs, des lanceurs d’alerte, des blogueurs, des artistes et de tous ceux qui nous ne ressemblent pas.
Cette peur paralyse tout le monde et ne nous laisse pas avancer.
Et voilà que la vérité, celle des rues, des régions reculées est autre que celle que les responsables prônent en vase clos depuis dix ans, intra-muros, derrière leurs bureaux feutrés et leurs voitures blindées. Cette vérité après dix ans est que la peur s’empare chaque jour des Tunisiens en allant au travail ou même en voulant se divertir. Que la mort nous guette au coin de chaque rue, de chaque tournant. Cette peur détruit la confiance, toute confiance, en tous. Et elle paralyse les Tunisiens et tous les moteurs de croissance avec. Que cette peur porte un nom: c’est la peur pour la Tunisie de perdre la maîtrise de son destin. Et que la seule façon de conjurer cette peur, c’est d’entendre nos vérités, pas celles des rapports et des comptes rendus. Et que nier cette peur, se retrancher derrière les coalitions des partis à l’Assemblée des représentants du peuple, c’est s’interdire toute perspective d’avenir. Dix ans après, il est temps de remettre les pendules à l’heure. De trouver le cap de l’espérance. Sinon qui sème le vent récolte la tempête. Et les vents qui soufflent ces derniers jours augurent une tempête populaire qui risque d’emporter dans son sillage tout, y compris les slogans de la révolution et ses symboles.