Par Hakim Ben Hammouda*
«L’Histoire ne se répète pas. Elle bégaie», cette fameuse phrase attribuée à K. Marx est devenue, depuis, très populaire, particulièrement chez les historiens et tous ceux qui s’intéressent à l’Histoire et à sa dynamique.
Sa popularité et son succès viennent du fait qu’elle a donné un sens à certains moments historiques et à certaines transitions où le mouvement de l’Histoire paraît hésitant et indécis. Cette citation souligne que, lors de ces moments incertains, le retour en arrière paraît difficile, pour ne pas dire impossible. Mais, en même temps, l’ouverture de nouvelles trajectoires paraît complexe et difficile. C’est lors de ces moments difficiles que les sociétés humaines rentrent dans des moments d’incertitude qui se traduisent par une grande frustration et un grand désenchantement. Cet instant historique ne peut prendre fin que lorsque les sociétés regroupent leurs forces pour sortir de cette indécision et ouvrir une nouvelle expérience historique.
Les pays arabes, et particulièrement les pays du printemps arabe, sont dans cette phase de bégaiement historique et d’indécision, une décennie après l’ouverture de cette nouvelle dynamique politique et historique. En effet, ils connaissent cette phase d’incertitude et d’inquiétude face à l’avenir et une certaine peur pour sortir du projet post-colonial et pour ouvrir une nouvelle phase historique pour notre expérience.
Les pays arabes ont entamé, au moment des indépendances, la phase de l’Etat national moderniste qui s’est fixé comme objectif la sortie des sociétés traditionnelles et la modernisation de la politique, de l’économie et du lien social. L’Etat fort qui deviendra progressivement autoritaire sera la locomotive de cette transition.
Si ce projet post-colonial a connu des succès et des réussites, il s’est progressivement essoufflé pour rentrer dans une crise profonde près d’un demi-siècle après. Les crises de ce projet ont été à l’origine des révolutions arabes qui sont parties de notre pays pour s’étendre à l’ensemble de la région. L’objectif de ces révolutions, et parallèlement à la lutte contre la pauvreté et la marginalisation, était la construction d’un nouveau régime politique pour rompre avec le système autoritaire et rentrer de plain-pied dans l’ère de la démocratie.
Ces révolutions ont ouvert une ère de doute et d’attentisme historique que les sociétés humaines connaissent lors des grandes transitions. Cette hésitation et ce bégaiement se sont exprimés de différentes manières dont des guerres destructrices que certains pays ont connues, comme en Syrie, Libye et au Yémen. De la même manière, les appels pour un retour en arrière ont constitué une expression de cette indécision et de cette peur face à l’ouverture d’une nouvelle phase historique.
D’autres pays, comme le nôtre, ont connu d’autres formes de cette hésitation à travers l’ouverture d’un nouveau moment politique et le début d’une véritable transition démocratique. Mais ce processus a connu beaucoup de difficultés et des reculs importants qui sont au cœur des crises politiques que nous traversons.
Cette incertitude est à l’origine du désenchantement, des frustrations et de cette grande peur devant l’avenir.
La question qui se pose avec la plus grande acuité concerne les raisons de cette incertitude qui peuvent conduire à l’échec de ces transitions et des tentatives d’ouverture de nouvelles pages dans l’Histoire du monde arabe.
Pour apporter des éléments de réponse à ces questionnements, nous essayerons de revenir aux expériences comparées de transition démocratique et aux pays qui sont passés par ces moments de transition. Nous allons nous rattacher dans la formulation de ces remarques sur les grandes vagues de transition démocratique que le monde a connues avant les révolutions arabes. La première vague remonte au milieu des années 1970 avec la chute des dictatures dans les pays européens comme la Grèce, le Portugal et l’Espagne. La deuxième vague de ces transitions a eu lieu en Amérique Latine au début des années 1980 avec la chute des dictatures militaires dans de grands pays, notamment en Argentine et au Brésil.
La troisième vague est celle que nous avons connue dans les pays de l’Est dans les années 1990 suite à la chute du Mur de Berlin et la fin de l’expérience socialiste. On peut également évoquer la vague de démocratisation et des conférences nationales en Afrique sub-saharienne suite au Sommet France-Afrique de La Baule en 1990.
Toutes ces expériences ont connu d’importants moments d’incertitude et d’hésitation avant de construire de nouveaux systèmes politiques démocratiques solides fermant toute tentation de retour en arrière. De ce point de vue, ces hésitations et ces peurs constituent un point de convergence entre notre expérience et celles des différentes vagues de transition, et sont significatives des difficultés à sortir de l’autoritarisme pour construire de nouvelles expériences démocratiques et la formulation d’un nouveau projet politique.
Mais notre expérience diffère de celle des autres pays sur deux questions essentielles, ce qui explique l’ampleur de nos hésitations et de nos doutes. La première question est relative à la différence dans l’histoire politique des différentes régions. En effet, les pays d’Amérique latine et les autres pays européens ont connu la modernité politique depuis la fin du XIXe siècle dans le cadre de l’Etat-nation et ont été en mesure de construire une expérience politique assez riche. Ces pays ont également connu les partis politiques modernes comme les partis socialistes, les partis communistes ou les partis libéraux et de droite qui avaient une grande influence et des assises populaires importantes. Ces pays avaient de grandes traditions syndicales avec la présence de syndicats de masse.
Les dictatures militaires et les régimes autoritaires ont interdit, depuis les années 1950, les partis politiques démocratiques ainsi que les organisations syndicales. Mais, en dépit de ces interdictions, ils sont restés influents. Ainsi, au moment de la chute des dictatures, les partis démocratiques et les syndicats sont sortis de la clandestinité et ont pu jouer un rôle important dans la conduite de la transition et dans l’ouverture de nouvelles perspectives à l’expérience historique dans leurs pays.
Or, la situation est radicalement différente dans le monde arabe dans la mesure où la modernité politique n’a été ouverte qu’avec l’Etat national et nous n’avons pas connu, par conséquent, la richesse de l’expérience politique moderne sur une longue période comme c’était le cas des autres régions, notamment en Europe et en Amérique latine. Les partis au pouvoir ont dominé le paysage politique avec l’appui de l’Etat et les partis de l’opposition n’ont pas pu se développer et leur influence est restée faible.
Au moment de la chute des régimes autoritaires et la faillite des partis au pouvoir, il n’y avait pas dans la région arabe des pays avec de grands partis de masse capables de conduire cette phase et d’ouvrir de nouvelles perspectives à notre expérience politique.
La seconde question qui constitue une différence importante dans l’expérience politique de notre région concerne l’influence du projet démocratique dans l’espace public. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le monde a connu deux projets politiques majeurs : le projet démocratique libéral et le projet socialiste. Ces deux projets ont été à l’origine d’une compétition féroce qui a failli conduire le monde à un nouveau conflit planétaire. Mais le projet socialiste a commencé à connaître un recul important à partir de la fin des années 60 et les révoltes de la jeunesse dans un grand nombre de pays. Au même moment, le projet démocratique va connaître son âge d’or pour devenir le cadre universel d’exercice du politique. Au moment de la sortie de l’Europe et de l’Amérique latine des jougs des dictatures, le projet démocratique était encore dominant et a constitué par conséquent pour ces différentes vagues de transition le cadre de référence des dynamiques politiques.
Mais la situation est totalement différente au moment des révolutions arabes qui se sont produites dans un contexte marqué par la crise du projet démocratique et son essoufflement. Cette période a été caractérisée par l’entrée dans le mouvement populiste avec la montée en puissance des partis s’en réclamant. Notre pays n’a pas échappé à ces grandes évolutions avec le développement de partis et de mouvements populistes. Cette confusion et le manque de clarté des perspectives politiques ont contribué à la fragilité de notre transition démocratique.
Notre pays, comme l’ensemble des pays arabes, traverse une période déterminante dans notre parcours politique. Si le retour en arrière paraît difficile, comme l’a souligné la fameuse phrase de Marx, l’incertitude ne nous permet pas d’ouvrir avec détermination le moment démocratique et de réussir notre transition.
(*) Universitaire et ancien ministre de l’Economie et des Finances