Paru chez Cérès édition, «Les siestes du grand-père : récit d’inceste» pulvérise les non-dits sociaux à travers le vécu silencieux, mi-fictif, de Nadra, femme victime d’inceste. Monia Ben Jémia, juriste, féministe, engagée dans la lutte farouche pour les droits des femmes en Tunisie au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrate (Atfd), est l’autrice de ce livre saisissant. Elle nous dissèque l’inceste en posant des mots sur les maux.
Votre récit est concis, tranchant et se lit d’une seule traite. Est-ce fait exprès d’inscrire sa parution dans cette époque marquée par «la libération de la parole» dans le monde ou avez-vous commencé, en amont, à écrire «Les siestes du grand-père : récit d’inceste» ?
Il faut tout d’abord savoir que j’ai mis beaucoup de temps à terminer ce récit car dire un inceste, c’est se le dire à soi. Accepter qu’on ait été incesté prend des années. On préfère oublier : on est dans le déni. Et puis, les faits reviennent tout le temps : incessamment. Donc, on commence à en parler dans l’entourage proche. Tel un poids qu’on veut ôter, on s’exprime. Le déclic pour moi —celui qui m’a poussée à coucher ce récit— est arrivé quand je me rendais au centre d’écoute des «femmes démocrates» à Tunis. On recevait les plaintes des femmes victimes de violences au quotidien : c’était de 2004 à 2015. Avec la révolution tunisienne, les langues se sont déliées. L’écriture pour moi était thérapeutique avant toute chose même si je n’écrivais pas d’une manière régulière. Le processus a mis beaucoup de temps à se mettre en place : récemment, avec le mouvement mondial de la «Libération de la parole» et «EnaZeda», j’étais tellement émue que je me devais d’agir. Je me suis rendu compte en lisant sur les réseaux sociaux que la plupart des témoignages étaient incestueux.
«Ena Zeda», le « Me Too» tunisien, est une déflagration de témoignages divers d’agressions/violences, d’attouchements sexuels et d’inceste. Faut-il d’après vous traiter de l’inceste séparément ?
L’inceste peut être des attouchements et des viols. De toutes les manières, pour moi, la souffrance est la même. D’ailleurs, je suis pour le fait de punir l’inceste quelle que soit l’agression sexuelle qui a été commise : attouchements ou viol. La souffrance ressentie par l’enfant est identique. Les agressions sexuelles reçues et écoutées se passaient et se passent toujours dans des cercles proches. Du fait de ma position, de militante féministe, active dans le centre d’écoute de l’Atfd et en me basant sur mes nombreuses lectures, ce livre, à un moment donné, était devenu, pour moi, un devoir. La thérapie aurait été d’écrire ce livre et de le laisser. Le publier était pour moi un devoir de solidarité envers les victimes : toutes celles et ceux qui ont témoigné dans «EnaZeda». Toutes ces victimes de violence m’ont aidée à m’exprimer. C’était une manière de leur dire qu’elles ne sont pas seules.
Dans «Les siestes du grand-père : récit d’inceste», vous avez choisi de relater le récit de «Nadra», le personnage fictif du livre, et de ne pas en faire un récit autobiographique. Pouvez-vous nous éclaircir davantage sur ce point qui pourrait prêter à confusion ?
En effet, ce récit est celui de Nadra. Et effectivement, Nadra, c’est moi : je m’y suis identifiée énormément. Je ne sais pas si les lecteurs et lectrices l’ont facilement repéré, mais à un moment, pendant le récit, on passe de la 3e personne à la 1ère personne du singulier. Et c’était un peu une manière de dire que c’était aussi mon histoire. Ce récit est «entre réel et fiction». C’est mentionné en 4e de couverture. J’ai été très touchée, à la publication du livre, de recevoir de très nombreux messages pour me dire «Nadra, c’est aussi moi» : de très nombreuses femmes s’y sont identifiées. Je me suis évidemment inspirée de récits, d’histoires et de faits divers à des fins narratives.
Des faits divers dont «l’affaire de l’école coranique de Regueb» que vous mentionnez au début du récit…
En fait, il y a eu une période où il y a eu plein d’affaires qui avaient heurté l’opinion publique dont celle du Regueb, celle de Sousse et celles de Mariem et de son viol commis par trois policiers. Ce qui m’a frappée, c’est que toutes ces affaires n’ont pas eu de résultats ou d’impacts sur les consciences : il n’y a pas eu de débats publics. On reste dans le déni et la volonté de faire comme si rien n’a existé.
Comment provoquer un changement social radical en concrétisant l’après «EnaZeda», selon vous ?
Il n’y a pas d’associations qui soient spécialisées dans la prise en charge d’enfants, victimes de violences sexuelles. L’Atfd, qui travaille beaucoup sur les violences faites aux femmes, a reçu des plaintes de la part de femmes victimes d’inceste. Le centre d’écoute réservé aux femmes doit se consacrer aux enfants. L’Atfd s’intéresse à l’inceste et à tous les problèmes subis par les femmes : c’est beaucoup. Ce qu’il faudrait, c’est de créer d’autres associations spécialisées pour qu’elles puissent toutes être plus impactantes en travaillant ensemble et pour que toutes ces plaintes ne tombent pas dans l’oubli. La pression est énorme sur l’Atfd: nous ne sommes que 200, face à un travail titanesque à accomplir. Deux ou trois autres associations travaillent aussi durement, mais selon moi, la question des violences sexuelles reste très complexe. Ce n’est pas un parti pris, mais la seule association qui connaisse les ressorts des violences sexuelles, c’est l’Atfd. S’il n’y a pas de société civile qui monte au créneau et qui ne lâche pas les affaires, rien ne pourra aboutir. D’ailleurs, pour parvenir à une loi sur les violences, on a commencé à militer depuis 1993. Il faut endurer et tenir bon pour arriver à des résultats. C’est un travail collectif de longue haleine.
Dans le livre, vous reconstituez en détail la vie de Nadra et l’environnement dans lequel elle a grandi. Pourquoi est-ce important pour vous de le faire?
Les détails m’ont permis de mener à bout le récit. L’inceste est particulièrement difficile à dire. Il était important pour moi de montrer cette opposition entre ce qui se passait avec le grand-père pendant sa sieste et la vie qui se déroulait de manière ordinaire. Il m’a semblé que ce contraste était intéressant pour dire qu’on vit auprès d’enfants qui se font violemment agresser en silence. C’est d’une violence inouïe et on ne s’en rend pas compte. Ces détails étaient nécessaires aussi pour faire respirer le texte, sinon le texte aurait été trop lourd et illisible. J’avais le choix entre faire un ouvrage académique et être méthodique ou raconter l’inceste en pensant au lecteur. De toutes les manières, c’est ainsi que les victimes vivent ce calvaire : en silence dans un environnement en apparence très banal, ordinaire. Je précise que mes proches m’ont beaucoup soutenue et encouragée à publier ce livre. Pour beaucoup, c’était un choc mais, ils/elles m’ont aussi réitéré leur soutien. En le publiant anonymement, je n’aurais peut-être pas trouvé d’éditeur. Mon éditeur, lui, tenait à publier ce récit tel qu’il est.
Trouvez-vous notre société suffisamment munie de nos jours pour évoquer plus facilement l’inceste ?
Cette jeunesse formidable, qu’on a vue dans les rues dernièrement, est prête. D’ailleurs, le soutien incommensurable qu’a reçu Nadra, mon personnage, est bluffant. Une jeunesse qui représente 60% de la population, ne l’oublions pas. Quand j’ai vu comment ils/elles se sont lâchés dans «EnaZada», c’était mon devoir d’agir.
D’où vient ce mutisme assourdissant autour de l’inceste ?
C’est plus dur encore d’en parler parce que c’est un crime de liens. L’enfant sait que s’il parle, ça va être une déflagration. L’enfant aime sa famille, ses parents et ne veut pas leur faire du mal. L’enfant et les proches ne tiennent pas à ce que la famille éclate. C’est pour toutes ces raisons que c’est bien plus difficile à dénoncer que si c’était un étranger. Un inceste révélé fait éclater le noyau familial. C’est plus aisé de dénoncer un étranger qu’un membre de la famille.
Vous qui êtes juriste, sur le plan juridique, comment se présente l’inceste et comment est-il traité ?
On a eu des affaires d’inceste à l’Atfd. La plupart se sont soldées par un acquittement. Souvent, c’est la mère qui signale des faits incestueux. Quand elle porte plainte, les juges ont tendance à la faire culpabiliser et ne pas la croire. Tout se retourne contre elle et contre l’enfant victime. L’enfant est écouté et interrogé plusieurs fois au point où il finit par se contredire et est déstabilisé. Comme c’est cité dans le livre, quand on est agressé sexuellement, on est dans la confusion la plus totale : les trous de mémoire, les rétractations, les hésitations, le traumatisme… Et l’enfant, s’il se contredit ne serait-ce qu’une fois sur le moindre détail face à un juge, tout tombe à l’eau. L’autre étape traumatisante : c’est la confrontation entre l’agresseur et l’enfant-victime. Ce dernier, sous pression du proche agresseur et du juge, cède à la peur. L’une des rares affaires qu’on a gagnée, c’est quand des jumeaux triplés ont été incestés et que le récit des trois victimes concordait. Le déni qu’il y a dans la société existe également dans la justice : il est difficile pour les juges de croire aux actes incestueux. C’est plus fort qu’eux et ils ont besoin de preuves surtout.
Les incesteurs font très attention quand ils agressent, ils ne laissent pas de traces et garantissent leur impunité. Est-ce le poids du patriarcat ?
Totalement. Pour l’anecdote: j’étais pénaliste et j’avais enseigné une matière sur les violences sexuelles. Les textes étaient d’une incohérence aberrante. L’inceste, avant, n’était pas nommé. Un article mentionnait «que des faits sont aggravés si c’est un ascendant ou un proche de la famille les commettaient. Un membre ayant une autorité…». Des termes qui pouvaient renvoyer à l’article 227 bis qui soutient le mariage et l’union légitime avec le violeur. C’est à travers des incohérences d’ordre juridique que j’ai pris conscience de la perversion du patriarcat : on est tous imprégnés par cette culture patriarcale et celle du viol, de la domination et du fait qu’on appartienne toutes et tous à un système agresseur et d’agresseurs. Un système qui favorise l’impunité. Juridiquement, on parlait d’«atteintes aux bonnes mœurs ou d’atteinte à la doctrine morale», alors qu’il s’agit de violences extrêmes. Ainsi, le système contribue à faire taire la victime. Quand on parle de violences sexuelles, nous ne parlons pas de sexualité. En évoquant ces agressions, il faut bien dire les mots. Tant que les faits et les mots sont dissimulés et que la pudeur persiste, la victime ne peut obtenir gain de cause.
Vous faites appel à la parole pour secourir les victimes. Jusqu’où les mots peuvent-ils être salvateurs ?
Ce qui est salvateur, c’est de pouvoir faire un récit de la même violence qu’on a subie, sinon, ce sont des éclats de mots, des bribes, illisibles qu’on aura, et qui n’auront pas d’échos. Le but c’est de convertir cette mémoire traumatique en une mémoire autobiographique. Toutes les victimes se doivent de créer leurs propres récits de soi pour surmonter le traumatisme et empêcher l’impunité. C’est extrêmement libérateur. On est aujourd’hui à un tournant décisif et sur la bonne voie. Les retours d’hommes me font énormément plaisir. De nos jours, personne ne doit se taire : hommes ou femmes. Ce «système agresseur» est en train de tomber, bien plus vite qu’on ne le pense. C’est un combat universel.