Jamais le tourisme n’avait vécu pareille crise. La chute vertigineuse des arrivées des touristes a engendré une baisse sans précédent des recettes touristiques. La crise à laquelle fait face le secteur, désormais fragilisé et en berne, s’étire en longueur et la reprise se fait attendre. Seul, l’avancement de la campagne de vaccination à l’échelle nationale et internationale pourra aider à inverser la vapeur et impulser le redressement de l’activité touristique. C’est ce qu’a affirmé le ministre du Tourisme et de l’Artisanat, Habib Ammar, qui estime que l’année 2021 est rattrapable. A condition que la vaccination avance et que les liaisons aériennes avec les principaux marchés émetteurs reprennent. Interview.
Quel état des lieux dressez-vous du secteur? Les pertes endossées sont-elles rattrapables?
Depuis mars 2019, l’activité touristique est à l’arrêt total, et ce, à l’échelle nationale et internationale. Je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’aléas qui peuvent provoquer un arrêt total du secteur. Mais malheureusement, on a eu à vivre une pandémie. Même si tous les secteurs économiques ont dû subir un coup d’arrêt à cause de l’épidémie, le tourisme est probablement le secteur le plus impacté. Selon le baromètre de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), le confinement, qui a été instauré en 2020 dans plusieurs pays à travers le monde, a entraîné une chute de 98% du nombre des touristes internationaux par rapport à 2019. Toujours selon l’OMT, les arrivées des touristes internationaux ont baissé de 56% durant la période allant de janvier à mai 2021. Au niveau des recettes touristiques, les pertes ont atteint 320 milliards de dollars. C’est trois fois plus que les pertes enregistrées pendant la crise économique mondiale de 2009. Au niveau national, les entrées ont baissé de 78,7%, les nuitées de 80,5% et les recettes de 64%, et ce, par rapport à 2019. C’est dire,les conséquences désastreuses colossales de la crise sur le secteur qui emploie plus de 400 mille personnes. Sans oublier les emplois indirects créés dans des secteurs annexes, notamment l’artisanat (350 mille emplois), le transport (deux passagers sur trois de Tunisair sont des touristes), le commerce, l’industrie, l’agriculture, la santé… En Tunisie, quand le tourisme va, tout va. Quand le tourisme se grippe, tous les secteurs en pâtissent.
En ce qui concerne les pertes, je vais être optimiste. Oui, c’est rattrapable. Cela reste tributaire d’un certain nombre de facteurs, mais également des efforts fournis par toutes les parties prenantes. Notre objectif est de pouvoir redresser la barre progressivement et renouer, d’ici 2024, avec les performances de 2019 qui reste quand même une année de référence après celle de 2010. D’après plusieurs sources, la Tunisie, malgré le contexte épidémique, figure toujours parmi les destinations touristiques les plus recherchées sur les principales plateformes de réservation. C’est un bon signe. Il ne faut pas oublier que c’est à l’administration et aux professionnels d’œuvrer pour que la destination préserve ses atouts en termes d’accueil, d’hospitalité, de qualité de service, etc. Nous œuvrons pour que 2021 soit une véritable année de relance de la machine touristique, mais tout dépend du niveau d’avancement de la campagne vaccinale. A vrai dire, le retard accusé dans le démarrage de la campagne de vaccination a été également constaté dans plusieurs pays, notamment dans les principaux marchés émetteurs. Et c’est ce qui fait que la reprise se fait attendre. Notre objectif en 2021 est d’assurer le redémarrage de l’activité touristique. En 2022, nous visons des performances.
Comment le ministère va composer avec ce retard accusé dans la campagne de vaccination qui impacte la reprise du secteur?
Tout d’abord, il faut dire que le ministère de la Santé est en état d’alerte continue. Tous ses cadres sont mobilisés pour la lutte contre la propagation du virus, mais aussi pour la réussite de la campagne vaccinale qui s’avère indispensable pour freiner le virus. Il y a certes des difficultés qui entravent le bon déroulement de la campagne, notamment le manque de l’offre — parce que c’est le stock de vaccins qui fait défaut — , mais avec la volonté et la persévérance, nous pouvons surmonter toutes ces difficultés. Il est vrai que le ministère du Tourisme aurait pu avoir beaucoup plus de marges de manœuvre, si le rythme de la vaccination était plus rapide, mais nous sommes persuadés que nous pouvons nous rattraper, une fois les quantités nécessaires de doses de vaccin seront disponibles. Pour l’heure, les mesures mises en place dont bénéficient les voyages organisés (inclusive tours) permettent à la Tunisie de jouir de la confiance des voyagistes et des touristes. La preuve, c’est qu’il y a des signaux positifs. Un premier contingent de 4 mille touristes est déjà arrivé à bord de vols en provenance de l’Europe de l’Est.
Où en est le plan de relance du secteur du tourisme?
Rappelons d’abord, qu’au mois de janvier dernier, une commission interdépartementale a été créée en vue d’élaborer un rapport sur la relance. Les travaux des sept sous-commissions, chargées respectivement de la sécurité et la sûreté, la propreté et l’embellissement de l’environnement, l’encadrement et le soutien aux entreprises touristiques, l’offre touristique, la communication, le transport et la santé, ont abouti à l’élaboration d’un premier rapport portant sur le plan à court terme, c’est-à-dire les mesures urgentes à prendre dans l’immédiat. Mais pour pallier les séquelles que la crise pourrait laisser, un deuxième rapport comprenant des mesures à moyen terme sera finalisé d’ici la fin du mois en cours. Avec ces deux rapports, nous aurons un rapport général, qui sera à la disposition du gouvernement et de l’ensemble de la profession.
Quelles sont les principales mesures à court terme?
Tout d’abord, au niveau de la sûreté et de la sécurité, il y a un certain nombre de suggestions qui ont été faites. Il ne faut pas oublier, dans ce contexte, que le volet sécuritaire est crucial. Il y a beaucoup d’efforts à accomplir pour assurer la sécurité et la sûreté des établissements, des zones et des villes touristiques, de façon générale. Le deuxième volet est la propreté et l’embellissement de l’environnement. Il faut dire que la situation n’est pas aussi satisfaisante à ce niveau et il y a du pain sur la planche. Une vingtaine de mesures ont été prises pour se focaliser sur les points noirs et assurer une certaine coordination entre les collectivités locales, l’administration et l’office du tourisme, et ce, en vue d’entretenir les villes et les plages. Un autre volet : l’encadrement et le soutien aux entreprises touristiques. Rappelons, à cet égard, que le gouvernement a adopté une batterie de mesures pour soutenir le secteur touristique et obvier à la perte des emplois. Je cite notamment la prise en charge par l’Etat des cotisations patronales Cnss, la prime de chômage de 200 dinars octroyés aux employés du tourisme, les formations rémunérées en faveur de près de 5 mille personnes, mais aussi le report et le rééchelonnement des échéances fiscales décidés aux bénéfices des agences de voyages en vue de maintenir leurs trésoreries à flot.
Est-ce que ces mesures ont été mises en œuvre?
Oui. Un grand nombre de personnes ont pu en bénéficier. Peut-être que certaines catégories, principalement les contractuels, n’ont pu accéder à ces mesures de soutien. Mais je pense que ces mesures étaient importantes pour soutenir les professionnels du secteur dans cette phase décisive; toutefois, elles sont insuffisantes dans le sens où rien ne peut remplacer l’effet d’une reprise de l’activité. Surtout que l’arrêt s’étire en longueur.
Quelles sont les prévisions du ministère pour cette année ?
En termes de prévisions, je pense que nous devons changer à l’avenir notre façon de faire les estimations et passer du quantitatif au qualitatif. La performance du secteur ne doit pas être évaluée en termes du nombre des touristes qui séjournent en Tunisie. Notre secteur a besoin de se réinventer. Le tourisme de demain doit être différent. Il a connu des années glorieuses, mais force est de constater qu’il y a des lacunes structurelles qui perdurent depuis des années. Nous n’avons pas pris le temps et l’attention nécessaires pour pallier ces lacunes et donner un nouvel élan au tourisme. C’est le défi majeur qu’il faut relever. Certes, nous devons mettre en avant le produit balnéaire qui a toujours été le produit phare de la Tunisie et qui a construit son image à l’étranger en tant que destination touristique, mais nous devons le restructurer. Le tourisme balnéaire connaît des problèmes structurels qui se manifestent surtout au niveau de l’endettement. C’est un problème qui est devenu une véritable entrave au développement de tout le secteur du tourisme et un grand danger parce qu’il est en train de mettre en péril la qualité du service et donc l’image même de la destination.
C’est ce qui m’amène à parler du système de classement des hôtels, que nous avons revu et dont les nouvelles normes ont été publiées après deux ans de travail. Il faut souligner que les anciennes normes datent de 2005.
Ce sont des normes qui prennent uniquement en considération des critères physiques sans aucune évaluation de la qualité des services offerts. L’hôtellerie de demain doit être différente. Elle a besoin d’un système de normes plus juste parce qu’aujourd’hui, il y a des hôtels qui sont classés dans des catégories inférieures et d’autres qui sont de catégories 4 et 5 étoiles mais qui offrent des services de qualité déplorable. Ce n’est pas juste.
Quelles sont les nouvelles normes de classement ?
En somme, c’est un système de scoring qui n’est pas figé et qui prend en considération les volets de la qualité du service, la durabilité, l’artisanat tunisien, les besoins des personnes à besoins spécifiques.
Quels sont les marchés émetteurs qui ont manifesté leur intérêt pour la destination Tunisie ?
Pour les marchés traditionnels, la demande est là. A titre d’exemple, le nombre des touristes russes a atteint 630 mille en 2019. Et je pense que ce marché a un potentiel énorme et on peut tabler sur 1 million de touristes. D’ailleurs, je me suis rendu avec Mme Alya à Moscou, il y a un mois pour débloquer la situation au niveau de ce marché stratégique pour la Tunisie. C’était essentiellement pour rassurer, en toute transparence, les opérateurs russes quant à la façon de gérer la pandémie en Tunisie. J’ai eu également un grand nombre d’entretiens avec les autorités russes pour voir la possibilité de reprendre les liaisons aériennes. Nous attendons encore leur réponse. Mais nous avons aujourd’hui déjà des autorisations spéciales octroyées pour un bon nombre de vols. 80 vols sont programmés pour la période à venir. Pour les pays de l’Europe occidentale, les frontières sont toujours fermées. Les opérateurs (anglais, français, allemands) que nous avons contactés ont tous manifesté leur intérêt pour la destination. Ils sont en attente de la réouverture des frontières. Mais nous souhaitons que les conditions d’entrée ne soient pas dissuasives. Par exemple, si on instaure l’autoconfinement pendant 14 jours à l’arrivée, ça va être un grand frein pour les entrées des touristes.
Et pour les touristes maghrébins ?
Les mesures prises dans le cadre de la récente visite du chef du gouvernement en Libye vont certainement dynamiser davantage les flux touristiques. En ce qui concerne l’Algérie, les dernières nouvelles confirment que le pays va ouvrir ses frontières aériennes à partir du mois de juin sur certaines destinations. Il semble que la Tunisie soit parmi les cinq destinations retenues et nous espérons que les frontières terrestres s’ouvrent pour accueillir en bonne et due forme nos amis algériens.
Récemment le ministère a procédé à la dénomination de plusieurs villes non côtières en communes touristiques. Est-ce un message que le ministère veut miser davantage sur le tourisme alternatif?
Quand on désigne une ville comme étant une commune touristique, cela veut dire qu’elle pourra bénéficier d’appui dans le cadre du Fonds de soutien des zones touristiques qui est un moyen d’aider les municipalités à financer certains projets de réaménagement. Donc c’est vrai que nous visons à intégrer le plus possible de villes qui ne sont pas côtières afin de les soutenir, étant donné qu’elles ont un grand attrait sur les plans touristique et culturel. Ce qui est vrai pour toutes les villes tunisiennes. Le tourisme balnéaire reste le produit phare, mais, pour le futur, nous travaillons à diffuser le tourisme partout dans toutes les zones du pays parce que toute la Tunisie est touristique. Et je pense que les gîtes ruraux et les maisons d’hôtes, les circuits culturels, la gastronomie tunisienne, le désert, etc. seront les grands thèmes qu’on va développer et sur lesquels on va travailler, notamment au niveau de la communication, mais aussi au niveau de l’investissement pour construire une autre image de la Tunisie. C’est un pays qui peut drainer les touristes tout au long de l’année et non pas seulement quatre mois par an.