La TIA (Tunisian Investment Authority) est une instance transversale qui accompagne les investisseurs étrangers et nationaux dans leur parcours lors de la création des projets. Elle facilite la mise en place des investissements dont le montant dépasse les 15 millions de dinars. Dans cet entretien, son président Beligh Ben Soltane dresse un état des lieux de l’investissement en Tunisie, explique les origines de son recul durant la dernière décennie et détaille les nouvelles exigences apparues suite au changement du paradigme imposé par le contexte covid.
L’investissement est en berne. Le taux d’investissement par rapport au PIB est passé de 24% en 2010 à 13,3% en 2020. Quelles sont les principales raisons de cette chute libre?
L’investissement est un package indissociable à prendre ou à laisser. Il est vrai qu’avant 2011, il y avait une certaine dynamique, illustrée à travers notamment des projets structurants. Bon an mal an, on peut dire que certains paramètres étaient maîtrisés, essentiellement la stabilité politique, sociale et économique. D’une manière générale, la perception du site tunisien par les entreprises étrangères qui n’ont jamais investi en Tunisie, et qui souhaitent s’y installer, était positive. Elles tablaient sur la stabilité du pays pour établir leurs plans, leurs programmes ainsi que leurs estimations à long terme. S’ajoute à cela, la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée bon marché. Le facteur coût est très important mais aussi la capacité d’adaptation dont est dotée la main-d’œuvre tunisienne et qui est difficile à trouver est d’une importance cruciale pour l’entreprise. Le pays était doté de ces solides atouts. Plusieurs entreprises étrangères sont installées pour une assez longue période qui dépasse les vingt ans, donc c’est toujours stable. A partir de 2011, les entreprises ont mis en stand-by leurs plans d’investissement et la période a été caractérisée par un sentiment d’attentisme. C’est une attente qui a duré dans le temps. Avant 2011, le ratio des projets d’extension dans les IDE était compris entre 65 et 70%. Un taux raisonnable, notamment en comparaison avec les taux qui existent dans le monde. Aujourd’hui, le taux des projets d’extension est passé à 90%. Cela veut dire que ceux qui connaissent le terrain ont toujours confiance en Tunisie et connaissent tous les rouages de l’investissement.
Par contre, il est de plus en plus difficile de convaincre les nouveaux investisseurs étrangers. La recrudescence des sit-in, des grèves, des perturbations de la chaîne logistique… etc, mais aussi l’instabilité fiscale (certains parlent de 600 mesures fiscales instaurées entre 2011 et 2021) ont compliqué la situation. Est-ce que c’est rassurant? Est-ce que c’est convaincant ? A vrai dire, la situation devient difficile. Heureusement, les projets qui sont déjà installés continuent de faire des opérations d’extension et c’est ce qui sauve la mise. Généralement, on ne dépasse pas les 2 milliards de dinars d’investissement direct étranger par an. Ce chiffre interpelle les spécialistes qui veulent comprendre où ça bloque et comment faire pour aller plus loin et attirer plus d’investisseurs. Aujourd’hui, on est même en dessous de cet objectif, on est aux alentours de 1,8 milliard de dinars. Cela traduit que plusieurs aspects ne fonctionnent plus impliquant la nécessité de changer de paradigme. La baisse du taux d’investissement par rapport au PIB reflète une certaine réalité. Mais on reste toujours optimiste et on doit œuvrer pour attirer de nouveaux investissements.
Sur le plan réglementaire, l’adoption de la loi transversale et celle de l’investissement avait pour objectif l’amélioration du climat des affaires en Tunisie. Un objectif qui est loin d’être atteint. Pourriez-vous nous en parler plus ?
Il s’agit d’un cadre réglementaire qui définit les droits et les obligations des investisseurs. En effet, l’investissement était régi par un code qui date de 1993. Il était temps de revoir le cadre réglementaire et surtout revoir la gouvernance et la manière de gérer le portefeuille investissement. L’objectif principal de ce nouveau cadre réglementaire est de simplifier au maximum le parcours de l’investisseur. Il s’agit d’une approche centrée sur l’investisseur (investor-centric approach). La loi a été votée, mais il reste les textes d’application qui ne sont pas toujours promulgués. Il ne faut pas oublier que cette loi a fait l’objet de concertation avec toutes les parties prenantes, notamment des secteurs public et privé. Plus de 400 ateliers ont été tenus en préparation au projet de loi. Le cadre réglementaire propose une nouvelle gouvernance structurée comme suit : au sommet de la pyramide, on trouve le conseil supérieur de l’investissement. En deuxième ligne, il y a d’un côté, la TIA, qui a un rôle fédérateur par rapport à l’écosystème et de l’autre côté, le Fonds tunisien de l’investissement (FTI) qui est le bras financier qui va fédérer tous les autres fonds sectoriels. Et puis, en troisième ligne, on trouve les agences sectorielles.
En ce qui concerne la simplification du parcours de l’investisseur, la loi dispose la mise en place de l’unique vis-à-vis (l’interlocuteur unique), la simplification des démarches, notamment administratives, l’harmonisation et la digitalisation des procédures. A vrai dire, la digitalisation n’est plus un choix, c’est une obligation. Aujourd’hui, un investisseur en Californie veut voir le site à distance et accéder à toutes les données nécessaires et précises pour pouvoir prendre la bonne décision. Donc, l’objectif de cette refonte est de rester toujours à l’écoute de l’investisseur, identifier aussi bien les besoins que les entraves et agir d’une manière rapide dans un climat de confiance. A la TIA, nous avons un rôle stratégique de veille sur les conditions, les procédures, la manière de faire, etc. Nous devons collecter toutes les données issues des retours d’expérience avec les investisseurs soient-ils nationaux ou étrangers pour pouvoir pallier les lacunes et essayer de trouver la bonne solution. On est toujours dans une phase—disons—transitoire entre le code d’investissement 93 et la nouvelle loi. Ce qu’on n’a pas encore fait, c’est qu’on n’a pas statué sur les autres agences. Il manque aussi l’accompagnement de ce changement et la mise en place, à cet effet, d’un calendrier clair.
Donc, en somme, la loi instaure un nouveau cadre général de gouvernance, mais ce cadre-là n’est pas encore structuré…
Oui. C’est pourquoi on observe ce chevauchement des activités des diverses structures et institutions d’investissement. On se demande alors, pourquoi doit-on s’adresser à la TIA et non pas à la Fipa ou l’Apii. Ces aspects-là ne sont pas encore clarifiés. On a mis en place le critère de 15 millions de dinars—la TIA étant la structure qui se charge de l’accompagnement des investissements dont le montant dépasse les 15 millions de dinars—, mais c’est une phase transitoire. Il faut que ça soit bien identifié pour éviter la confusion, parfois entre les institutions elles-mêmes. Il faut dire qu’au niveau de la TIA, 2020 était une année de test. On a misé dès le départ sur le digital : notre première déclaration en ligne était livrée le 2 janvier 2019. A partir de mars 2020, on a mis à exécution rapidement le plan de continuité. Toute l’équipe a travaillé à distance. On a joué le relais entre les pouvoirs publics et les préoccupations des investisseurs, qu’ils soient nationaux ou étrangers. C’était une expérience très réussie où on a contribué à l’instauration d’un ensemble de mesures même au niveau des consultations. Durant la période du confinement général, on a pu délivrer une dizaine de déclarations en ligne pour des Tunisiens et des étrangers. On a même contribué à la levée de fonds, au profit d’un groupe tunisien. Le présentiel est important, mais ce n’est pas le tout. 70% du travail peut être effectué à distance et en ligne, surtout que le digital assure plus de transparence, de traçabilité, de confiance et le client peut suivre son dossier. Au niveau de la communication internationale, nous devons chercher de nouveaux concepts, et ce, en partenariat avec nos ambassades. C’est ce qu’on appelle le meet up ambassis : un échange entre les investisseurs et l’ambassade qui peut porter sur un secteur bien déterminé. Aussi, nous n’avons pas oublié les régions. Je dis toujours que les opportunités d’investissement se trouvent dans les régions, mais il faut les identifier, savoir les vendre, en créant une task force qui travaille à décrocher le meilleur prix par rapport aux opportunités.
A cet égard, on a lancé un concept, qu’on a appelé “ team invest régional’’. Il ne s’agit pas de créer un bureau TIA dans les régions et de rajouter un autre organisme à l’écosystème déjà fragmenté..etc. Mais il s’agit plutôt de mettre l’intérêt de l’entreprise et de l’investisseur au centre de nos activités. Notre présence dans les régions sera essentiellement axée sur la fédération des différents intervenants. Pour tester ce concept, on a déjà sélectionné deux régions pilotes: Sousse et Gafsa.
C’est un modèle de centres régionaux ?
C’est une démarche innovante avec une présence virtuelle et à distance dans les régions. L’idée est de fédérer tous les acteurs de l’écosystème de l’investissement dans les régions couvrant les différents services de la chaîne de valeur Invest afin de constituer une seule équipe Team Invest. Il s’agit surtout d’un travail de mise à niveau des services offerts à l’investisseur qui doit être constamment informé de ce qui se passe au niveau central, notamment en matière de réglementations. On va, également, apporter notre savoir-faire en dispensant des formations adéquates. Ce concept va, sur un autre plan, nous permettre d’avoir les informations nécessaires sur les régions qui vont nous permettre de mieux connaître les points forts, mais aussi les lacunes. C’est une sorte d’échanges dans les deux sens: apporter les corrections nécessaires et en même temps orienter l’investissement vers les régions.
Pour les régions, il y a toujours ce problème d’attractivité qui persiste. Est-ce que vous arrivez à convaincre les investisseurs de s’implanter dans les régions de l’intérieur?
Le niveau des investissements enregistrés dans les zones de développement régional demeure en deçà des aspirations nationales en matière de l’encouragement des investissements dans ces régions mais constitue une prémisse pour l’atteinte de l’objectif d’un développement économique inclusif permettant la création de la richesse et de l’emploi dans les zones intérieurs du pays. Il est vrai que la logistique et l’infrastructure sont des éléments très importants pour la décision finale. Mais tout dépend du package. On a des exemples réussis dans les régions, le cas de Yazaki à Gafsa et de Sumitomo à Jendouba. C’est un exercice que nous devons faire tout en mettant l’accent sur les points positifs.
On sait que le covid a freiné les flux des IDE dans le monde. C’est pratiquement la conséquence la plus flagrante de l’épidémie. Est-ce qu’on a observé le même effet en Tunisie ?
Oui. La baisse des flux des IDE n’est pas uniquement liée à la crise covid, mais elle est également engendrée par les conditions non favorables qui ont fait leur apparition avant le covid. La crise covid a confirmé cette tendance. Dans le monde, les flux des IDE ont enregistré une baisse de plus de 48%. En Tunisie, la baisse était aux alentours de -28% à fin 2020. Pour le premier trimestre 2021, la baisse du flux des IDE s’est élevée à 30,5%. Ce taux reflète l’impact de la crise covid. En revanche, il faut s’adapter à cette une nouvelle réalité. Il y a d’autres opportunités qui devraient se dessiner à travers le mapping de l’investissement. Les stratégies d’investissement vont certainement changer même si cette mouvance ne s’est pas encore stabilisée à l’échelle internationale. Au niveau sectoriel, on a observé des changements. Des secteurs prioritaires s’imposent dans le domaine de l’investissement, principalement l’IT, le secteur pharmaceutique, les énergies renouvelables et l’agroalimentaire. Il faut axer nos efforts sur ces secteurs-là.
Les Européens se taillent toujours la part du lion en matière d’IDE. Comment peut-on attirer d’autres nationalités ?
Le plus important aujourd’hui c’est la rétention. Des efforts importants sont à déployer pour ce faire. La rétention est à la fois simple et complexe parce qu’elle se base sur la relation de confiance, que nous devons créer et qui nécessite à son tour la maîtrise des différents processus. Il faut donc être le plus proche possible de l’entreprise, connaître ses soucis et intervenir pour résoudre toutes les lacunes qui peuvent surgir. La deuxième priorité, c’est la relocalisation. Une nouvelle cartographie des IDE est en train de se dessiner à l’échelle mondiale. Nous sommes confiants que nous parvenons à nous tailler notre part. Troisième priorité, la diversification qui doit être sur les deux plans géographique et sectoriel. Géographique parce qu’on a intérêt à cibler d’autres marchés. Je citerai comme exemple l’Europe du Nord pour certains secteurs, essentiellement les énergies renouvelables et le pharmaceutique. Des investisseurs de l’Amérique du Nord dans les secteurs de l’automobile, l’aéronautique… etc. peuvent également manifester leur intérêt pour le site Tunisie, à condition de développer notre stratégie. Le sud-est asiatique, le Japon, la Corée du Sud, sans oublier les pays du monde arabe, notamment les pays du Golfe, sont des pays avec lesquels des partenariats en matière d’investissement sont prometteurs. Et pourquoi pas l’Afrique tout en adoptant une approche différente qui permet d’attirer les grands investisseurs dans des niches bien spécifiques. C’est aussi une possibilité de pénétrer d’une manière un peu structurée le marché africain. Pour la diversification sectorielle, il faut donner la priorité aux secteurs de l’IT, des énergies renouvelables, du pharmaceutique, de l’agriculture, de l’agroalimentaire, mais aussi le secteur automobile qui reste toujours un secteur très important, surtout si on prend en considération la transition vers la voiture électrique et/ou connectée. Ce secteur est en train de subir des changements qui seront rapides. La crise a poussé nos principaux partenaires français, allemands et italiens à changer de cap, à viser loin et rapidement. Des subventions spécifiques ont été mises en place en faveur de l’industrie automobile verte et écologique. On doit suivre ce changement, sans oublier les petites niches, comme le textile technique, la plasturgie… etc. L’autre priorité, c’est la diaspora qui est appelée à jouer un rôle très important, et ce, contre vents et marées. Encore une fois, l’enjeu est de développer la confiance en leur pays et de chercher les bons mécanismes de collaboration et les outils d’encadrement afin de leur offrir des opportunités d’investissement intéressantes et leur fournir le soutien nécessaire pour ce faire.