L’artiste céramiste Marie-José Armando à La Presse: «Mes mains accomplissent ce “travail“ de naissance, d’accouchement…»

Native de Nice en France, Marie-José Armando est tunisienne de cœur et c’est à Sidi Bou-Saïd qu’elle a élu domicile depuis de nombreuses années. Remarquable artiste plasticienne et, plus précisément, céramiste, elle ne cesse d’«accoucher» la terre et d’en extraire de magiques formes en partageant son temps artistique entre son atelier en France où elle a reçu sa solide et longue formation en arts plastiques,  et son atelier tunisien où elle construit patiemment, passionnément, son œuvre faite essentiellement en porcelaine blanche. Matière dont elle a fait sa spécialité majeure et qu’elle développe à travers aussi bien «des éléments de petite taille que des assemblages en grandes installations». Après de multiples expositions dans diverses galeries tunisiennes de renom, elle expose ces jours-ci, du 16 juin au 6 juillet 2022, pour au moins la troisième fois, à la prestigieuse Galerie de Aïcha El Gorgi, à Sidi-Bou Saïd. Entretien.

D’abord, une première question : en votre qualité d’artiste plasticienne et praticienne de la gravure, comment êtes-vous venue à la céramique ?

L’art m’a toujours intéressée, quasi exclusivement, depuis l’enfance ; tous les arts plastiques. Au lycée, ayant choisi la section d’arts plastiques, j’ai eu la possibilité d’expérimenter plusieurs techniques, dont en effet la gravure. Ce n’est que plus tard, après des études d’arts plastiques et d’histoire de l’art à la Faculté d’Aix-en-Provence, et des cours de ferronnerie à l’École des Beaux-Arts, que j’ai découvert la céramique, d’abord associée au métal, puis seule.

Dans votre domaine précis qui est plus particulièrement la porcelaine blanche, vous ne pétrissez la terre qu’avec vos mains, sans recours au tour par exemple. Quels sentiments intimes éveille en vous ce geste ? Aurait-il quelque signification profonde à vos yeux ? Quelle ressemblance votre geste pourrait-il avoir avec celui de la sage-femme par exemple ?

Modeler, pétrir renvoient, en effet, à plusieurs correspondances : le boulanger et sa pâte par exemple. Et aussi, bien sûr, puisque vous me le proposez, l’acte de mise au monde. Socrate disait agir comme sa mère qui était sage-femme : lui faisait accoucher les hommes de leurs idées. Moi, au fond, ce sont mes mains : elles accomplissent ce «travail» de naissance, d’accouchement : mi-dirigées, mi libres, elles œuvrent elles-mêmes, y compris par surprise—sinon par malice—et font advenir mes formes. Mais il en est ainsi, quel que soit le domaine, de toute aventure créative, n’est-ce pas ? C’est l’aventure illimitée des formes qui fonde l’art lui-même…

Les formes que vous créez en porcelaine blanche, les cylindres, les pyramides, les carrés, les galettes, les brindilles, semblent être en étroite relation avec des formes du monde végétal et quelquefois minéral aussi. Quels liens secrets y aurait-il dans votre mythologie personnelle entre vos formes et ces deux mondes ?

Certains artistes portent, en effet, une « mythologie personnelle » qui est le réservoir dans lequel puise leur œuvre. Il permet d’ailleurs après de mieux la comprendre et d’en rendre raison. A l’inverse, d’autres artistes n’en ont pas et c’est mon cas. Ce sujet n’est donc pas le mien, mais puisque vous m’amenez à y réfléchir, je dirai que ce qui en tient lieu chez moi est une forme d’immédiateté sensible (certains diraient d’immanence), qui me place en position contemplative devant le monde et en particulier devant ces deux ordres du végétal et du minéral. Même si la forme aboutie que je modèle ne le fait pas immédiatement paraître, j’épouse et poursuis le cours intérieur des formes naturelles que je contemple. Une pierre, une fleur, une graine développent donc formellement, quasi d’elles-mêmes, leur potentiel plastique en impactant ma sensibilité et en guidant naturellement mes mains. Je ne copie pas, je ne restitue pas, je n’imite pas : je laisse monter, venir la forme, qui elle, par la transmutation plastique que j’opère, se livre ainsi dans son épure.

Vos formes paraissent souvent abstraites, sans apparente proposition de sens. Pourtant elles ne sont pas sans susciter une réelle émotion esthétique. Comment pourriez-vous expliquer cette émotion ?

Tout tient au primat de la beauté. (C’est, d’ailleurs, une question

très débattue dans l’art contemporain). La question du sens est pour moi secondaire par rapport à l’émotion esthétique.

Si celle-ci se produit, j’ai le sentiment d’une réussite dans mon travail par le partage intime, sans mots qu’il réalise avec ceux qui regardent. La beauté plastique de mes formes et du dialogue qu’elles entretiennent entre elles—comme on peut le voir dans la scénographie très organisée de cette exposition—doit laisser bouche bée, rendre les mots vains. La question du sens n’est donc pas à situer dans un certain énoncé, une «traduction», une explicitation ; elle renvoie à l’expérience de l’intime, à l’infusion lente et prolongée qui relève de l’indicible.

On peut éprouver un sentiment d’étrangeté face à vos œuvres qui se caractérisent, d’après certains critiques, par une esthétique du dépouillement, du vide, «zen». Votre art aurait-il subi les influences de la culture japonaise ?

Si influence il y eut au début de mon travail, elle était de l’ordre de ce que certains appellent « les prélèvements inconscients». Après plusieurs séjours que j’y ai fait ces dernières années, le Japon est, certes, important aujourd’hui pour moi ; mais il n’a pas joué un rôle explicite d’inspiration ni même de stimulation à l’origine et dans la poursuite ultérieure de ma création. Si je suis consciente aujourd’hui qu’une connivence existe (le public et les critiques l’ont souvent relevée), elle tient d’abord, je crois, à la façon dont les inconscients universels communiquent entre eux : ils portent des valeurs et des formes qui voyagent, et peuvent, en effet, porter la marque d’une culture, d’une tradition au départ éloignées de notre propre appartenance. Quoique les artistes ne soient pas les seuls à être traversés par ce phénomène, il est vrai qu’ils sont sans doute ceux qui le ressentent et l’expriment le plus souvent. Au final, l’important n’est pas tant l’appartenance ou la provenance, mais la façon dont l’œuvre sonne juste, autant avec ce que je suis et veux faire, qu’avec la sensibilité du public qui y retrouve une part enfouie de soi, inconnue d’abord et ainsi révélée.

Dans quelle mesure vos créations relèvent-elles de l’art contemporain ?

Le domaine de la céramique est vaste et varié. Très ancien aussi car c’est peut-être la plus ancienne activité plastique de l’humanité. Certains milieux de la céramique ne me reconnaissent pas comme des leurs. En général, ils sont dans une démarche figurative, voire utilitaire, colorée et proche d’amples traditions qui comportent des figures incontournables que «la poterie» (comme disent encore certains) peut aider à rapidement se représenter. Me situer dans «l’art contemporain», vaste domaine, discuté et parfois polémique aujourd’hui, est une façon de privilégier ma démarche formelle qui, comme vous l’avez remarqué, relève d’une primauté de la forme et d’une esthétique valorisant la nudité, la simplicité primitive de mon unique matériau, la terre, soulignée par le fait que souvent j’utilise la porcelaine blanche, sans aucun apprêt. Lue comme art contemporain, et non comme «de la poterie», mon œuvre échappe ainsi mieux à un malentendu préalable qui lui serait préjudiciable ; est ainsi donnée une indication de regard favorisant une perception dépourvue d’ambiguïté.

Vous avez tenu de nombreuses expositions en Tunisie, dans des galeries à Sidi Bou-Saïd, à La Marsa, à Gammarth, à Carthage, à La Soukra et à Tunis. Quelle réception le public tunisien a-t-il réservée à vos expositions ? On sait, par ailleurs, que vous travaillez dans deux ateliers l’un en Province, l’autre à Sidi Bou-Saïd. Etre à cheval sur deux ateliers, deux lieux et deux pays, c’est pour vous être sur le seuil, sur la frontière de deux cultures ou appartenir pleinement à deux cultures ?

Nous avons parlé déjà des valeurs et traditions culturelles qui voyagent et, comme des sources, ont des résurgences ailleurs. Être moderne est aujourd’hui, nécessairement, être ouvert au vaste monde, à sa richesse et sa complexité. J’assume toute mon identité et ma culture françaises, mais je n’ai eu de cesse de m’intéresser à d’autres et fatalement d’en être imprégnée. Ma venue en Tunisie il y a une vingtaine d’années m’a fait y observer une très grande activité créative, venue d’artistes importants, dont certains sont devenus des amis. Ils expriment un potentiel considérable de ce pays. Notre reconnaissance mutuelle, nos échanges m’ont considérablement enrichie. Je n’ai pas la prétention de me sentir cependant «tunisienne», même si j’ai pu, en tant que telle, figurer dans certaines anthologies et avoir eu l’honneur d’exposer il y a une dizaine d’années au Centre national de la céramique d’art Sidi Kacem Jelizi à Tunis. La question de la nationalité des cultures m’est secondaire comme j’ai pu déjà vous le dire. J’ajouterai, mais j’aurais dû commencer par là, que je trouve en Tunisie, de la part du milieu des artistes, du public et des gens simples qui voient mes œuvres, une disponibilité et une fraîcheur de regard sans comparaison avec la façon dont elles sont perçues en France où la fatigue et l’usure peut-être, la superficialité souvent, voire la suffisance, déforment la perception.

En collaboration avec le poète français Jean-Claude Villain, vous avez créé depuis plusieurs années «Le Livre d’argile». En quoi consiste-t-il exactement ? Quelle en est la particularité ?

Découvrant un jour de petites et fines plaques d’argile blanche que je lui montrais, il me questionna : «Pourrait-on écrire sur ce support ?». Dès que je répondis «oui» le projet est né aussitôt. Il invita ses amis poètes, de langues française et étrangères à proposer de courts textes qu’ils écriraient eux-mêmes sur mes minces supports d’argile fine. Chaque «livre» nouveau appelle un projet plastique original, parfois bilingue, où une résonance plastique est recherchée avec le texte et la personnalité de l’auteur. On est là dans le domaine, riche et trop méconnu, du livre d’artistes qui a pourtant son public et ses grands amateurs. La collection compte une vingtaine de titres, dont des noms célèbres. Quatre auteurs liés à la Tunisie y figurent, dont le poète francophone Moncef Ghachem et le poète arabophone Moncef Ouahibi.

Bravo l’artiste !

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