Faouzi Ben Abderrahmane, ancien ministre de la formation professionnelle et de l’emploi et coordinateur du comité de pilotage pour l’élaboration du projet de loi de l’Économie Sociale et Solidaire, à La Presse : «Les «Charikat Ahlia», des sociétés sous tutelle des autorités politiques !»

«L’initiative du Président de la République de lancer des sociétés citoyennes basées sur la communauté a créé une controverse. «Les «Charikat Ahlia» sont une catégorie de sociétés privées sous tutelle des gouverneurs. Ce ne sont pas des projets économiques, mais plutôt politiques, avec comme objectif du pouvoir en place de leur octroyer les terres dites «communales» ou «socialistes» ou la gestion de biens collectifs locaux».       

Peut-on considérer les «Charikat Ahlia» comme étant des sociétés d’Economie Sociale et Solidaire ?

Le projet de décret présidentiel instituant les entreprises communautaires ne fait aucune référence à la loi n 30-2020 de l’ESS, malgré qu’il en a emprunté certains principes, dont le fonctionnement démocratique où une personne est égale à une voix ou encore la limitation de la distribution des dividendes mais il a contredit un principe universellement admis : l’indépendance par rapport aux pouvoirs politiques par la mise sous tutelle des autorités politiques de ces entreprises (gouverneur pour les sociétés locales et le ministre de l’Economie pour les sociétés régionales). 

Avons-nous déjà exploré ce modèle d’entreprise en Tunisie auparavant ? 

Il y a une différence notable qui est celle de l’autoritarisme pour imposer le collectivisme et qui a conduit à la spoliation de la propriété individuelle au profit d’une gestion publique.     

Toutefois, les premiers cas annoncés parlent de terres privées (Beni Khiar) ou de terres communales. Les dérives d’une gestion publique de ces groupements économiques sont tout à fait possibles. La loi ne l’exclut pas, et on pourrait être de nouveau dans une sorte d’économie sous-tutelle des pouvoirs locaux, modèle qui a montré ses limites.  

La décision du Président de la République de former des sociétés sociales fondées sur la communauté a suscité un certain débat. Qu’en pensez-vous ?

Les spécialistes ont raison sur un point fondamental, pour quelle raison ? Le Président de la République et son gouvernement jettent aux oubliettes une loi dans les standards internationaux et qui se veut une alternative universelle avec les mêmes valeurs partout qui est l’Economie Sociale et Solidaire et veulent promouvoir coûte que coûte ce modèle qui n’a rien d’universel. Il suffit pour comparer de voir l’étendue des recherches, théories, travaux, conférences et expériences des deux modèles pour savoir que le modèle des sociétés «Ahlia», tel qu’exprimé, n’existe pas en réalité dans le monde des économies alternatives. Tout le monde parle aujourd’hui un seul langage qui se veut universel qui est l’Économie Sociale et Solidaire.

Comment se fera le financement des  «Charikat Ahlia» en cette période de crise ?

Le financement d’après le Président se fera par la ponction de 20% des revenus de la réconciliation pénale. Ce décret n’est pas toujours en application et ses décrets ne sont pas publiés. Personne ne voit comment sera mise en œuvre cette réconciliation ni qui en seront les bénéficiaires ni quels en seront les bénéfices pour l’État et les collectivités. Je pense, pour ma part, que tout ceci part de mauvaises hypothèses au départ et qui ne sont plus vraies et que ce décret est anticonstitutionnel. 

Que représente l’Economie Sociale et Solidaire pour les Tunisiens ?

L’Économie Sociale et Solidaire regroupe les associations, coopératives, mutuelles et sociétés qui adoptent un certain nombre de principes communs. C’est une manière de créer des entreprises collectives ayant pour but le développement communautaire, la sauvegarde de l’environnement et l’intérêt collectif. Oui, cela peut être une réponse aux besoins de proximité, là où l’emploi est inexistant pour défaut du tissu économique. 

Il faut souligner que ce n’est pas une économie de pauvres mais une manière alternative économique avec une philosophie donnant la priorité à l’homme plutôt qu’au capital. 

Voyez-vous que l’ESS est  bien adaptée à la Tunisie ? 

Les Tunisiens n’ont pas attendu la loi pour s’engager dans cette forme alternative de l’économie, conscients de l’apport de la solidarité et de la collaboration. Il fallait tout simplement aider toutes ces initiatives et mettre en place un cadre juridique et surtout règlementaire et financier pour aider à leur donner accès aux marchés et accès au financement.  

Hélas, les textes d’application nécessaires ne sont toujours pas publiés trois ans après l’adoption de la loi sur l’ESS. Cette économie peut constituer un troisième pilier de l’économie en complément aux deux piliers existants : le public et le privé. Ce qui est le cas dans beaucoup de pays où ça représente 10% du PIB et autant en masse ouvrière. L’ambition de la Tunisie est de passer de 1% à au moins 5% du PIB.  

Selon vous, est-ce que les «Charikat Ahlia» sont une solution pour faciliter la création d’emplois ?

Très sincèrement, je ne le pense pas, car le modèle prôné ne démontre pas dans les textes par quelle manière il y aura la création de richesses, je pense comme je l’ai dit plus haut que le projet n’a rien d’économique et qu’il est politique avec d’autres objectifs. 

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