Les solutions pour l’économie n’existent pas dans les politiques de stabilisation macroéconomiques conjoncturelles, mais dans les politiques de restructuration sectorielle et dans la mise en œuvre des vraies réformes pour débloquer la création de valeur et rehausser la compétitivité de l’économie.
Quel bilan économique peut-on dresser de l’année 2022 ?
Sur le plan économique, on s’attendait que l’année 2022 soit celle de la reprise d’après-Covid-19, en revanche, les résultats étaient encore une fois décevants. Une déception à enregistrer avec amertume, car en comparant les taux de croissance attendus de la Tunisie avec les pays de comparaison, nous nous trouvons en bas de l’échelle. A titre d’exemple, contre 2.6% enregistrées en Tunisie, la croissance au Maroc était de 7.1% en 2021. Selon le bulletin d’information économique publié en avril 2022 par la Banque mondiale, la croissance dans les pays Mena s’établit à 5.6%. En Tunisie, à cause de sa faible capacité de résilience, la croissance économique est restée très faible ne dépassant pas 2.7% en comparant les trois premiers trimestres de 2022 par rapport à 2021. L’inflation s’est accélérée pour atteindre 9.8% en glissement annuel pour novembre 2022. Quant à la qualité de la vie, les Tunisiens retiendront que c’est l’année de la pénurie des produits alimentaires de base (sucre, café, lait, carburant…) et nous parlons de survie et non de simple vie.
A son tour, le déficit commercial s’est creusé pour atteindre une valeur historique de 21.322,5 durant les 10 premiers mois et si on garde le même rythme jusqu’à la fin de l’année, un tel déficit atteindra 24.876,25 MD, ce qui représentera 18% du PIB. Le déficit budgétaire primaire, selon la loi de finances rectificative publiée en novembre, atteint 9.780 MD, ce qui représente -7.5% du PIB contre -6.7% prévus, selon la loi de finance 2022.
Les données sur l’investissement et l’épargne annoncent un fort repli du taux d’épargne à moins de 5% du PIB et à un taux d’investissement privé au voisinage de 12% du PIB. Pour l’épargne, ce résultat s’explique par la détérioration du pouvoir d’achat. Le peu qui reste est plutôt sous forme de programme d’épargne logement. Quant au repli de l’investissement privé, les causes reviennent à plusieurs facteurs.
En premier lieu, la politique monétaire exagérément prudente a été amenée à augmenter le taux directeur de la BCT de 75 points de base en mai 2022 et de 25 points de base en octobre 2022 pour se stabiliser pour le moment à 7.25%. Ainsi, le coût de l’emprunt très élevé, dépassant 12% dans certaines formes de crédits, a négativement impacté l’investissement privé. En second lieu, il y a l’effet d’éviction de l’emprunt public sur celui privé se traduisant par une raréfaction de la liquidité pouvant être soumise au financement de l’investissement privé.
Au total, la politique de change et la politique monétaire n’ont cependant ni gagné le pari de maîtrise de l’inflation qui s’est établi à une moyenne de 7.5% durant 2022 ni le pari de soutenir le dinar qui s’est déprécié de 11.6% durant 2022 par rapport au dollar USD. Bien évidemment cela démontre encore une fois que les solutions pour l’économie n’existent pas dans les politiques de stabilisation macroéconomiques conjoncturelles, mais dans les politiques de restructuration sectorielle et dans la mise en œuvre des vraies réformes pour débloquer la création de valeur et rehausser la compétitivité de l’économie.
Le taux de chômage global, bien qu’il ait enregistré un certain repli entre le troisième trimestre 2022 et celui de 2021 pour se stabiliser à 15.3% contre 18.4%, demeure très élevé pour les femmes, soit 20.5% et pour les diplômés de l’enseignement supérieur à raison de 30.1% (chiffre du troisième trimestre 2020).
Comment se porte l’économie nationale dans cette période post-covid, impactée par la guerre en Ukraine ?
De tels résultats, bien que très graves et accablants, ne sont cependant pas surprenants. Nous nous rappelons très bien qu’en 2020 et 2021 les vagues de la pandémie étaient tellement dévastatrices que l’économie tunisienne a été condamnée à la plus profonde crise jamais vécue auparavant. Faut-il rappeler qu’au deuxième trimestre de 2020, une dépression de 18.4% a été enregistrée. L’année 2020 a débouché sur une dépression de 8.8%. Les données de l’année 2022 ne sont pas venues confirmer une reprise. Pis encore et sans pouvoir affirmer que le Covid-19 est derrière nous, une grande nouvelle crise s’est déclenchée en mars 2022 par la guerre russo-ukrainienne causant de fortes perturbations au niveau des sources d’approvisionnement des produits de base et un accroissement du cours de pétrole. En effet, le Brent a atteint le 9 mars 2022 un maximum de 130.28 $ le baril. Pour accuser une moyenne de 99 $ le baril durant l’année 2022 contre 75 $ estimés pour le budget 2022. L’augmentation du cours de pétrole est, à elle seule, source de dépenses supplémentaires de 3.050 millions de dinars. Le déficit énergétique durant les 10 premiers mois de 2022, a atteint 7.922,2 ce qui représente 37.2% de l’ensemble du déficit commercial.
Rien que par rapport au blé dur, le prix du quintal (100 kg) au marché international a grimpé de 7.7 USD au 31 janvier 2022 à 14.25 USD au 7 mars 2022. Depuis octobre 2022, le cours revient progressivement à une valeur raisonnable de 7.5 USD. Non seulement le prix qui augmente, mais encore les circuits d’approvisionnement qui se rompent à cause de la guerre. La situation est vraiment très vulnérable pour notre pays, notamment que la saison agricole ne s’annonce pas favorable à cause de l’insuffisance ou de l’absence des précipitations et du manque d’approvisionnement en ingrédients de base, tels que les engrais et le carburant.
Comment peut-on tenter de juguler l’inflation sans faire exploser les dépenses publiques déjà au plus haut ?
La maîtrise de l’inflation représente un objectif de politique économique très prioritaire. En effet, si l’inflation s’installe, rien ne peut aller pour l’économie. Nous l’avons observé au Liban où le taux d’inflation des denrées alimentaires devrait être de 400% durant 2022. En Egypte le taux d’inflation est à 20% au mois de novembre en glissement annuel. En Turquie l’inflation atteint 85,5 % sur un an glissant au mois d’octobre.
Revenons au cas de la Tunisie, la maîtrise de l’inflation à moins de deux chiffres jusqu’à présent est garantie par une politique d’intervention sur les prix des produits de base moyennant la subvention. La lecture des orientations des plans de réforme, tels que dévoilés récemment par la loi de finances 2023, fait ressortir une baisse des subventions des produits de base et des produits énergétiques. Donc, on peut comprendre un allègement du fardeau des dépenses de l’Etat, mais en contrepartie, nous nous attendons à une augmentation des prix des produits cibles de la subvention et donc une menace de pénurie et d’inflation dans ces produits. Par ailleurs l’augmentation de la TVA et son application sur plusieurs activités auparavant non soumises au régime réel, se traduira par l’alourdissement de la pression fiscale, ce qui aggraverait, toutes choses étant égales par ailleurs, la menace inflationniste. Dans ces conditions, une inflation à deux chiffres sera inévitable en Tunisie durant 2023.
De notre point de vue, la solution pour lutter contre l’inflation sans alourdir encore les dépenses de l’Etat réside dans la production. Il faut d’urgence trouver des solutions efficaces pour booster l’investissement et pour créer la dynamique de croissance dans les secteurs clefs comme dans les mines, l’énergie, l’agriculture et les nouvelles technologies.
Quelles sont les prévisions de la croissance en 2023 ? Y a-t-il un risque de récession ?
La Tunisie en 2023 connaîtra la mise en application du plan de développement 2023-2025. Un plan qui a été le fruit d’un processus de consultation assez étendu regroupant les points de vue des secteurs publics et privés et construit sur une logique de préparation à une vision de la Tunisie à l’horizon 2035. Ce plan est indéniablement un moyen de sortir de l’arbitraire et de se fixer des objectifs précis dans plusieurs domaines, tels que l’allègement des procédures administratives, l’amélioration du climat des affaires, la rationalisation des dépenses de l’Etat, le renforcement du partenariat public-privé, le renforcement du secteur de l’économie sociale et solidaire et l’amélioration des conditions de vie dans les régions.
En revanche, la concrétisation des objectifs du plan et le passage de la documentation à l’action restent tributaires de deux conditions : premièrement l’élaboration et la création de projets d’investissement et la levée des fonds de financement publics, privés et étrangers. Deuxièmement, l’appropriation et l’acceptation des objectifs de ce plan par les acteurs économiques.
Nous espérons que la stabilisation du climat politique moyennant la poursuite du processus électoral durant 2023 et par conséquent l’installation du parlement avec ses deux chambres puisse donner un élan positif sur le plan économique afin d’éviter la récession.
Par ailleurs, les prévisions de la croissance ne dépendent pas uniquement des conditions internes du pays. En effet, ce qui se passera à l’échelle internationale impactera directement la capacité du pays à accélérer la croissance économique. Nous espérons que le flux net des investissements directs étrangers pourra s’améliorer compte tenu du raccourcissement des chaînes de valeur et d’un nouveau positionnement de la Tunisie. Nous espérons que la Tunisie pourra appliquer une politique extérieure lui permettant de tirer profit du nouveau paysage géopolitique qui se dessine. Nous avons dans ce contexte besoin de bien définir nos choix avec les pays voisins, les pays partenaires et avec les grandes forces, comme la Chine et ses alliés et les USA et leurs alliés. La Tunisie, historiquement le pays de l’ouverture, de la tolérance, et du respect et du bon voisinage, doit puiser sur ce capital pour attirer les aides et les appuis nécessaires pour son économie.
Faut-il s’attendre à une année 2023 sur la même trajectoire de 2022 ?
Nous espérons que 2023 sera meilleure que 2022 sur le plan économique. Mais cela dépendra de plusieurs facteurs exigeant énormément d’efforts, de sacrifices et d’abnégation de la part de tous les Tunisiens. En effet, la recette qu’il faudrait chercher est de voir comment concilier trois pistes complémentaires : répondre aux urgences de court terme liées au financement du déficit budgétaire et au respect des engagements à l’égard des bailleurs de fonds.
La deuxième piste concerne l’application des politiques conjoncturelles budgétaires, fiscales et monétaires basées sur la création de la richesse moyennant l’investissement, la production et les créations d’emploi.
La troisième piste est focalisée sur l’élaboration d’un nouveau modèle économique pour la Tunisie pour l’orientation des politiques de restructuration à portée de moyen et long terme et pour l’établissement de nouvelles règles de gouvernance, mettant la Tunisie sur une trajectoire de développement économique, social et environnemental.
Réussir à sortir du blocage et à amorcer une nouvelle trajectoire ne doit pas se faire par un groupe de Tunisiens et ne doit surtout pas investir dans la division et l’exclusion. Au contraire, cela nécessitera un dialogue, une réconciliation et un rapprochement de tous les Tunisiens, société civile, organisations, institutions et administration. La Tunisie a besoin d’une unification de ses forces par un dialogue fédérateur unifiant toutes les forces vives du pays et parlant un langage de tolérance et d’acceptation de la différence.