«En tenant compte du grand nombre de stations de dessalement dans les secteurs industriel, touristique et agricole comme celle du Groupe chimique avec une capacité de 50.000 m3/j, le potentiel national de dessalement dépassera les 1,5 million de m3/j d’ici 2030».
Le stress hydrique vécu par la Tunisie, ces dernières années, a-t-il des conséquences sur la qualité des eaux ?
La surexploitation des eaux souterraines, qui est d’après le rapport national du secteur de l’eau de l’ordre de 120% pour les nappes phréatiques et 140% pour les nappes profondes, entraîne forcément une augmentation de la salinité de l’eau, ce qui est souvent remarqué dans toutes les régions en Tunisie. D’un autre côté, lorsque le niveau de barrage diminue considérablement, comme c’est le cas actuellement, les taux des matières organiques et des matières en suspension augmentent, ce qui nécessite un traitement poussé afin d’améliorer la qualité des eaux potables distribuées.
Comment analysez-vous la situation globale de la qualité des eaux en Tunisie aujourd’hui ?
La qualité des eaux souterraines se dégrade de plus en plus au cours de ces dernières vingtaines d’années. Seuls 20 % des eaux souterraines ont une salinité inférieure à 1,5 %. Le taux de nitrates est devenu alarmant dans plusieurs nappes phréatiques à cause de la fertilisation massive des sols agricoles par les engrais chimiques. Ces taux, qui étaient entre 10 et 20 mg/l dans plusieurs régions du Cap Bon dans les années 90 du siècle précédent, grimpent actuellement à 200 – 400 mg/l. Dans certaines régions comme le bassin minier, le taux de fluorure dépasse largement la limite fixée (1,5 mg/l) par la norme tunisienne des eaux potables (NT14.09).
Les citoyens ont remarqué une dégradation de la qualité des eaux potables, ces dernières années. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
La dégradation de la qualité des eaux potables est observée essentiellement au niveau du goût qui est influencé essentiellement par la salinité de l’eau et par la présence non négligeable des micro-organismes. Ces derniers se prolifèrent quand la stérilisation des eaux, effectuée par chloration, n’est pas adéquate. Les derniers rapports du secteur de l’eau, publiés par le ministère de l’Agriculture, indiquent que le taux moyen national de non-conformité bactériologique enregistré en 2021 est de 10,6% contre 10,1 % en 2020. Les régions les plus affectées sont Tataouine, La Manouba et Ben Arous avec des pourcentages de 35, 30 et 20 % respectivement. Quant à la salinité, la norme tunisienne (NT14-09) autorise une limite supérieure de 2 g/l. Cependant, une étude approuvée par l’Organisation mondiale de la santé classifie l’appétence gustative de l’eau potable par rapport à ses niveaux de salinité d’excellent, bon, acceptable, médiocre et inacceptable quand la salinité se trouve inférieure à 0,3 g/l ; entre 0,6 et 0,9 g/l ; entre 0,9 et 1,2 g/l ; et supérieure à 1,2 g/l respectivement. Ainsi, la qualité gustative de la majorité des eaux de robinet est considérée de médiocre à inacceptable.
En plus de la consommation excessive des eaux embouteillées, un phénomène de commercialisation d’eau non organisé, transportée sur des camionnettes, a envahi plusieurs régions du pays. Comment expliquer ce phénomène ?
La Tunisie est classée 3e mondial dans la consommation des eaux embouteillées avec près de trois milliards de litres consommés en 2021 et plus de 1,65 milliard de bouteilles. Cependant, l’eau conditionnée est considérée relativement chère pour les familles de faibles et moyens revenus. En effet, si on considère une famille de cinq personnes consommant 1,5 l/pers/j, ce qui revient à 225 l/mois et à un budget mensuel de 101 DT, pour un prix de 0,45 DT/ld’eau minérale. Cette situation a poussé les familles à revenus faible à moyen à se tourner vers des eaux des sources transportées sur des camionnettes ou vers des eaux dessalées à partir de l’eau de robinet produites par de petites unités d’osmose inverse. Ce phénomène de commerce informel d’eau en vrac, non organisé et non illégal, s’est propagé dans toutes les régions tunisiennes sans aucun contrôle de la qualité de l’eau et des techniques utilisées pour la production et la distribution de ces eaux.
Y-a-t- il des solutions qui doivent être déployées pour améliorer la qualité de l’eau potable d’après vous, sans pour autant augmenter le prix de l’eau d’une manière excessive ?
Améliorer la qualité de l’eau de robinet nécessite une augmentation considérable du prix de l’eau qui est irréalisable dans le contexte actuel et dans les prochaines années. Or, d’après la Sonede, la part d’un citoyen d’eau potable est de 104 l/j, dont seulement moins de 2 % sont utilisés pour la boisson. De même, l’eau dessalée par la Sonede est distribuée à 1,5 g/l de salinité, ce qui est considéré comme inacceptable d’un point de vue gustatif. Ainsi, il devient primordial d’organiser, avec un cahier des charges, la commercialisation, au niveau des communautés, d’eau potable en vrac produite par le dessalement de l’eau de robinet et d’encourager les jeunes diplômés à monter leurs projets après une formation spécifique dans le domaine. D’ailleurs, le rapport d’une mission, réalisée par l’ONU sur les droits de l’Homme à l’eau potable et à l’assainissement en Tunisie en juillet 2022, « recommande de promouvoir en milieu urbain un service d’eau potable en vrac… ». Ce commerce d’eau dessalée est structuré dans tous les pays arabes et dans plusieurs pays qui ne disposent pas d’assez d’eau douce.
Le dessalement d’eau de mer constitue, aujourd’hui, la solution pour faire face au stress hydrique que connaît actuellement le pays. Quel est le potentiel de la Tunisie en la matière ? Y a-t-il de nouveaux projets et des plans d’action inscrits dans ce sens ?
Après le démarrage de la station de dessalement de l’eau de mer de Djerba (50 m3/j), la capacité de dessalement des eaux de la Sonede a dépassé le 160 mille m3/j, ce qui représente plus de 55 % du potentiel national de dessalement. Ce potentiel est encore relativement faible et ne représente qu’environ 1 % de la quantité dessalée dans le bassin méditerranéen et moins de 0,25 % de la capacité mondiale. La part du secteur industriel est proche du tiers de la capacité totale, alors que moins de 3 % reviennent aux eaux d’irrigation contre 7 % au niveau mondial. Ce faible taux revient essentiellement au coût d’investissement relativement cher pour les agriculteurs, d’une part, et la difficulté d’avoir la subvention de l’Etat, concernant les unités de dessalement d’eau d’irrigation, vu l’absence d’une solution pour la décharge de saumures rejetées par les stations de dessalement, d’autre part. Vers 2030, après l’achèvement des grands projets de dessalement de l’eau de mer qui sont en cours de réalisation, à Gabès et Sousse (50.000 m3/j chacun extensible à 100.000) à Sfax (100.000 m3/J extensible à 200.000) à Mahdia avec un projet PPP (100.000 m3/j, extensible à 200.000), Kerkennah (6.000 m3/j) etc., la capacité de dessalement de la Sonede atteindra les 875 m3/j, dont 80% proviennent de l’eau de mer. Le taux d’eau dessalée, actuellement autour de 8,5 %, passera à environ 35% de l’approvisionnement total en eau potable vers 2030.
En tenant compte du grand nombre de stations de dessalement dans les secteurs industriel, touristique et agricole, comme celle du Groupe chimique avec une capacité de 50.000 m3/j, le potentiel national de dessalement dépassera les 1,5 million de m3/j d’ici 2030.
La construction de stations de dessalement pour assurer l’approvisionnement de nombre de régions en eau potable est-elle suffisante pour répondre aux besoins ?
Parmi les avantages de la technologie d’osmose inverse, c’est la possibilité de construire des stations de dessalement d’eau de capacité extensible de 100.000 à 200.000 m3/j par exemple. Ainsi, toutes les nouvelles études effectuées en Tunisie pour la construction de stations de dessalement prévoient de répondre aux besoins en eau des régions concernées sur une quinzaine voire une vingtaine, d’années. Toutefois, dans certaines régions touristiques, comme l’île de Djerba, où la population qui est de 175.000 habitants peut être multipliée par trois, voire par quatre ou cinq durant la période estivale avec la possibilité d’avoir un taux de 100% d’occupation de lits touristique, il devient alors difficile d’assurer totalement l’approvisionnement en eau potable en période de pointe. Prenons le cas où la population est multipliée par quatre avec un taux de 100% d’occupation de 40.000 lits existants. Le besoin en eau serait, en utilisant les données de la Sonede 104 l/j/habitant et de 500 l/j/lit occupé, 72.800 et 2.000 m3/jour pour les habitants et le tourisme respectivement. Ce qui revient à un besoin total de 92800 m3/jour dans le cas extrême, or, la capacité actuelle des eaux dessalées à Djerba n’est que de 70.000 m3/jour, dont 20.000 proviennent de l’ancienne station de dessalement d’eau saumâtre. D’ailleurs, l’été 2022 a connu quelques perturbations d’approvisionnement en eau potable à Djerba, surtout que les eaux souterraines ont des salinités comprises entre 5 et 6 g/l. Avec la mise en marche de la 2e phase de la station de dessalement de l’eau de mer d’une capacité supplémentaire de 25.000 m3/jour et les quelques unités de dessalement existants dans quelques hôtels ainsi que le système de Elmajel répandu à Djerba, le problème d’approvisionnement peut être résolu pour quelques années. L’approvisionnement en eau pendant les périodes critiques dans une région peut être également facilité par l’existence du réseau actuel de distribution des eaux potables qui relie plusieurs régions entre elles.