Regard d’expert | Moncef Ben Abdallah : Expert international et ancien ministre de l’industrie et de l’énergie : «La transition énergétique est à la croisée des intérêts politiques, sociaux, économiques et environnementaux»

 

La crise énergétique mondiale pourrait être un stimulateur de la croissance des énergies renouvelables et un accélérateur de la transition vers un système énergétique plus propre partout dans le monde, selon plusieurs observateurs spécialisés. Ces opportunités concernent notamment le secteur du gaz, du pétrole et des énergies renouvelables.

L’expert international et ancien ministre de l’Industrie et de l’Energie, Moncef Ben Abdallah, affirme que la pandémie du Covid-19 a entraîné une désorganisation presque totale des chaînes d’approvisionnement dans le monde. La guerre entre l’Ukraine et la Russie a affecté aussi beaucoup de pays dans leurs approvisionnements, en particulier pour le pétrole et le gaz, mais également pour les produits essentiels comme les céréales et les engrais. La grande majorité des pays souffrent de cette désorganisation à des degrés divers, mais les plus affectés sont essentiellement les pays développés et spécialement ceux de l’Europe, compte tenu de leurs développements et de leurs besoins. La crise énergétique mondiale pourrait être un stimulateur de la croissance des énergies renouvelables et un accélérateur de la transition vers un système énergétique plus propre partout dans le monde, selon plusieurs observateurs spécialisés. Ces opportunités concernent notamment le secteur du gaz, du pétrole et des énergies renouvelables.  Plusieurs solutions se trouveraient en Afrique et pourraient lui être bénéfiques ainsi qu’à de nombreux pays et partenaires moyennant une étroite coopération et une approche adaptée.

Principaux défis pour l’Afrique

La flambée actuelle des prix de l’énergie souligne l’urgence pour les pays africains de développer plus rapidement des sources d’énergie moins chères et plus propres. De même, l’Afrique est déjà confrontée à des effets importants du changement climatique, parfois plus que la plupart des autres régions du monde, notamment des sécheresses massives, alors qu’elle est la moins responsable du problème. Malgré ces défis, les perspectives énergétiques montrent que la transition vers une énergie propre à l’échelle mondiale est porteuse de nouvelles promesses pour le développement économique et social du continent africain.  D’après  Ben Abdallah, la priorité immédiate et absolue pour l’Afrique, en coopération avec la communauté internationale, est d’adopter les formes d’énergies modernes et abordables à tous les Africains. La région nord-africaine, outre ses réserves importantes de pétrole et de gaz, connaît une croissance visible des productions d’énergies renouvelables, en particulier au cours de la dernière décennie, stimulée essentiellement par une expansion rapide de l’éolien, du solaire photovoltaïque et du solaire thermique. Les pays actuellement exportateurs d’hydrocarbures, tels que l’Algérie, la Libye et l’Egypte pourraient voir progressivement leurs capacités d’exportation et donc de financement de leurs activités économiques nationales réduites pour faire face à leurs demandes internes. Quant aux pays importateurs d’hydrocarbures, comme la Tunisie, le Maroc et la Mauritanie, leurs dépendances pourraient être amenées à s’accroître et leurs factures énergétiques risquent de s’alourdir du fait de l’importante augmentation des coûts d’approvisionnement, liée au manque et à l’épuisement des réserves. Les risques socioéconomiques dus à la hausse des coûts d’approvisionnement et à ses répercussions sur la facture énergétique des pays, des ménages et des entreprises rendent impératives la mise en place d’un contrôle de la demande et sa rationalisation pour consommer mieux et moins. Parallèlement à tous ces risques, le secteur de l’énergie en Afrique du Nord doit faire face aux contraintes environnementales qui l’appellent à mettre en œuvre à grande échelle le potentiel d’efficacité énergétique non encore exploité afin d’assurer un développement durable dans la région et contribuer à la réalisation de ses objectifs.  L’ancien ministre a révélé que les risques à terme sont réels et pourraient provoquer de multiples tensions et même des instabilités préjudiciables pour le développement des économies des pays nord-africains sans une vision de solidarité, de complémentarité et d’intégration à terme. Dans le domaine de l’énergie, l’Afrique est un continent contrasté avec des caractéristiques très prononcées entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Les formes d’énergies traditionnelles inefficaces, tels que le bois de feu et le charbon de bois, continuent à dominer dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, alors leurs parts sont marginales en Afrique du Nord. Les parts des formes d’énergie modernes, en particulier l’électricité, le gaz naturel, le gaz de pétrole liquéfié, sont très inégales entre l’Afrique subsaharienne et l’Afrique du Nord. Les infrastructures énergétiques sont de même très différentes structurellement entre ces deux grandes parties de l’Afrique, particulièrement peu développées en Afrique subsaharienne à l’exception de l’Afrique du Sud. Les sources d’énergie sont nombreuses en Afrique : les bassins hydrauliques d’Afrique centrale, la faille de la vallée du Rift, ainsi que l’ensoleillement dont bénéficie le continent en général sont des sources d’énergie, hydraulique, géothermique et solaire peu égalées dans le reste du monde. A l’heure actuelle, seule une infime partie de ce potentiel est exploitée : 7% seulement des capacités hydrauliques, moins de 1% des capacités géothermiques, et les initiatives photovoltaïques restent en général encore modestes.  L’expert souligne  que si les énergies fossiles donnent lieu en Afrique à une exploitation plus intensive que les énergies renouvelables, leur consommation domestique reste extrêmement réduite et les 3/4 de la production de pétrole du continent sont destinés à l’exportation en raison de la faiblesse des capacités de transformation locales. En conséquence, les pays africains sont obligés d’importer des produits pétroliers, ce qui alourdit considérablement leurs économies. Le pétrole et le gaz se situent essentiellement en Afrique du Nord et dans les pays riverains du Golfe de Guinée, l’Afrique australe bénéficie de la quasi-totalité du potentiel de charbon du continent, les capacités géothermiques se concentrent en Afrique de l’Est et les bassins hydrauliques en Afrique centrale, le rayonnement solaire est plus important dans les pays sahéliens. L’Afrique du Nord présente des capacités de raffinage plus importantes que ses voisins d’Afrique subsaharienne, à l’exception de l’Afrique du Sud, et connaît moins de déperditions d’énergie. L’Algérie, la Libye et l’Egypte font partie des cinq plus importants producteurs de pétrole et de gaz du continent africain. Mais leurs capacités à exporter des hydrocarbures se réduisent.

L’Afrique du Nord n’est pas actuellement une zone stratégique pour la sécurité des approvisionnements d’énergie de l’Union européenne. Les pays d’Afrique du Nord ne sont pas en mesure de peser réellement sur la stratégie d’approvisionnement énergétique globale de l’UE. Une baisse de leurs approvisionnements en Europe pourrait être rapidement compensée par d’autres fournisseurs. Les approvisionnements combinés de la Libye, l’Algérie et l’Egypte ne représentaient au total que 10 % des importations de pétrole brut et moins de 9 % des fournitures de gaz de l’UE. A l’inverse, l’Algérie, la Libye et l’Egypte dépendent en grande partie de la demande en énergie des pays européens pour leurs exportations d’hydrocarbures.  Ben Abdallah a  dévoilé que l’UE absorbait, avant l’actuelle crise, les 2/3 des exportations de gaz et la moitié des exportations de pétrole brut de l’Algérie, les 2/3 des exportations de pétrole et de gaz de Libye et environ 1/4 des exportations de pétrole et de gaz d’Egypte.

Recommandations

L’engagement de l’Union européenne à atteindre la neutralité climatique à l’horizon 2050 et les récentes annonces de majors européennes d’atteindre la neutralité carbone d’ici une vingtaine d’années pourraient impacter ces pays. La lutte engagée contre le changement climatique et l’abandon programmé des combustibles fossiles, notamment par l’Union européenne, pourraient signifier qu’une grande partie du pétrole de ces pays resterait inexploitée. Les Africains doivent désormais mettre en place de vrais projets de développement économique et social dans leurs territoires. C’est peut-être l’opportunité à saisir pour les générations futures. Les principales recommandations pour cette région de l’Afrique s’articulent autour des questions suivantes : malgré le partage du même espace géographique, les pays d’Afrique du Nord divergent au niveau des politiques de transition énergétique. Cela est dû aux différents potentiels naturels, aux degrés de dépendance économique aux hydrocarbures et aux contextes socioéconomiques et institutionnels dans ces pays.  La multiplicité des acteurs impliqués dans la transition énergétique en Afrique du Nord révèle que la transition énergétique est multidimensionnelle. Elle est à la croisée des intérêts politiques, sociaux, économiques et environnementaux.  Malgré certaines différences, l’architecture institutionnelle de la transition énergétique dans les pays d’Afrique du Nord repose surtout sur le monopole de l’Etat qui domine par ses différents organes la chaîne de valeur du secteur de l’énergie.  Dans son allocution, l’expert international a indiqué que  l’aspect social est souvent marginalisé dans les plans nationaux de transition énergétique, alors que le rôle des communautés locales est important et souvent déterminant pour sécuriser l’environnement politique et social des projets d’énergie qu’ils soient nationaux ou simplement locaux. Les enjeux majeurs du développement économique et des stratégies de transition énergétique de l’Afrique subsaharienne concernent essentiellement les caractéristiques principales suivantes : un poids prépondérant des sources d’énergie traditionnelles : un grand nombre de pays subsahariens dépendent fortement de la biomasse traditionnelle pour répondre aux besoins des ménages et à plusieurs activités productives. L’Afrique est le seul continent à encore enregistrer une croissance de la consommation de bois de feu et de charbon de bois, créant des impacts négatifs de plus en plus visibles, tels que la déforestation, la dégradation des sols et la désertification. Une valorisation limitée des ressources pétrolières et gazières : une valorisation caractérisée par l’exportation nette de ressources primaires, pétrole brut et gaz naturel, mais une importation nette de produits pétroliers alors que les réserves prouvées d’hydrocarbures ainsi que leur production sont substantielles. La consommation de gaz naturel est encore faible, plus particulièrement en Afrique subsaharienne. Le gaz naturel ne représente que 7% de la consommation finale totale principalement concentrée dans les pays d’Afrique du Nord. Un potentiel en énergies renouvelables faiblement valorisé : outre la biomasse dont une partie pourrait être exploitée sur des bases durables, l’Afrique subsaharienne est dotée d’un potentiel en énergies renouvelables considérable et constitue également un puits important de séquestration du carbone. Toutefois, ce potentiel est resté très peu valorisé et encore moins utilisé jusqu’en 2015, année qui a vu le début de réalisation de quelques unités significatives, notamment en Afrique de l’Est.

L’électricité, important indicateur du bien-être social et des activités économiques, est une forme dont l’accès universel dans cette région du monde reste un horizon lointain et dont la qualité de service est insuffisante, ce qui pénalise aussi bien les populations que les entreprises. Ces caractéristiques font que cette partie de l’Afrique devra faire d’énormes efforts sur plusieurs niveaux pour amorcer réellement sa transition énergétique.

La transition énergétique entraînera une augmentation de la demande mondiale en minéraux critiques, dont une bonne part proviendra d’Afrique. Afin de bénéficier de cette demande importante, la transformation et la valorisation de ces minéraux doivent se faire en Afrique. L’Afrique ne peut pas se développer sans l’exploitation du pétrole et du gaz car leurs revenus sont nécessaires pour générer des fonds pour les investissements dans les projets de production de l’énergie verte. Bien que les émissions en Afrique soient faibles, le continent supporte inévitablement le poids du changement climatique. L’Afrique continuera à exploiter son pétrole et son gaz tout en cherchant à utiliser des technologies appropriées pour réduire les émissions, telles que la capture du carbone et en développant l’utilisation des énergies renouvelables. Le marché international du pétrole et du gaz africains diminue à mesure que le monde avance vers la décarbonisation, il est donc important pour le continent de développer ses marchés domestiques pour soutenir ses économies. Compte tenu de la baisse du financement des nouveaux projets pétroliers et gaziers, et du financement souvent incertain ou conditionnel des projets d’énergies renouvelables, il est impératif que les pays africains s’unissent pour trouver d’autres sources de financement fiables et adaptées.

La transition énergétique doit être juste pour l’Afrique et ne pas se traduire par une monopolisation des richesses énergétiques du continent africain. L’UE doit développer des politiques qui favorisent le développement des pays et des régions dans lesquels elle intervient et ne pas hypothéquer leurs chances de sortir de leurs dépendances actuelles. Le modèle de développement énergétique doit rompre avec la dépendance économique que les pays africains ont actuellement vis-à-vis des ressources naturelles et doit développer des stratégies de diversification économique qui créent des emplois stables et des activités à valeurs ajoutées durables. La transition énergétique doit assurer la sécurité de l’approvisionnement en énergie pour tous les pays concernés, mais surtout permettre aux pays disposant des ressources d’énergie de garder toutes leurs chances de développement. La transition énergétique doit être progressive et adaptée à la réalité de chaque pays en Afrique, encourageant l’utilisation des énergies renouvelables et des énergies peu carbonées et soutenant toute initiative favorisant leur développement.

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