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De Kairouan à Salerne: A la croisée des chemins de la connaissance

Ce fut l’occasion d’exalter l’apport de Constantin l’Africain à la médecine occidentale et au rayonnement de l’Ecole médicale de Salerne sur l’Europe avec le rôle prépondérant des manuscrits de l’Ecole de Kairouan.

Que reste-t-il d’un beau voyage ? En fait, ce n’était pas un simple voyage ? C’était un congrès qui a réuni des hommes et des femmes qui avaient les mêmes perceptions. Des perceptions ancrées dans le subconscient de chacun d’eux. Ils appartenaient à des écoles qui avaient les mêmes origines. L’Histoire les a rapprochés à une certaine époque. Elle leur permet de renouer des liens, que l’accueil réservé à la délégation tunisienne qui s’était rendue à Salerne pour cette rencontre exceptionnelle, a tout simplement prouvé que ces liens profonds enfouis dans des siècles d’écoute, d’échange et d’amitié sont toujours là.

Du 14 au 16 mars 2023 a été organisé à Salerne sous l’égide de l’Ordre des médecins et des dentistes de la province de Salerne, avec le Centre d’études EUTòPIA et avec la participation de la Société tunisienne d’histoire de la médecine et de la pharmacie, un congrès qui a permis à des conférenciers tunisiens et italiens de Salerne d’évoquer l’époque où ces lieux avaient des relations privilégiées avec Kairouan, sa prestigieuse Ecole de médecine et ses savants qui ont marqué les connaissances scientifiques humaines.

Sur les traces de Constantin  l’Africain

Ce fut l’occasion d’exalter l’apport de Constantin l’africain à la médecine occidentale et au rayonnement de l’Ecole médicale de Salerne sur l’Europe avec le rôle prépondérant des manuscrits de l’Ecole de Kairouan. Ces manuscrits ont tous été présentés et leurs éditions critiques en arabe offertes au Conseil de l’ordre des médecins de Salerne.

M. Abdelatif Abid, en ouverture, a abordé les finalités du Congrès et a mis en relief les relations entre l’Italie et la Tunisie à travers l’Histoire. Le Pr Ahmed Dhieb a traité de l’Ecole médicale de Kairouan entre Science et Tolérance. Le Pr Mohamed Jouini a présenté la faculté de Médecine de Tunis. Alors que le Pr Hamza Essaddam a abordé le thème de la médecine salernitaine, clef de la renaissance de la médecine occidentale. Il a été question «des instruments de la civilisation arabo-islamique» par le Pr Ahmed Dhieb.

Le Dr Driss Cherif a mis l’accent sur «l’introduction de la médecine arabo-musulmane en Occident qui s’est faite par la traduction en latin des ouvrages médicaux grecs, arabes, syriaques ou hébreux. Constantin l’Africain joua un rôle de première importance dans le transfert des connaissances médicales du monde arabo-musulman à l’Occident, en particulier à l’école de Salerne en Italie. Cependant, ce personnage demeure jusqu’à nos jours un mystère sur des points importants de sa biographie».

La synthèse des connaissances

Le Dr Chamseddine Hamouda a relevé le rôle de Ishaq Ibn Omrane dans l’histoire de la médecine arabe. Il a incontestablement influencé le cours des idées médicales pendant des siècles, grâce à la synthèse des connaissances scientifiques des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des Chinois et des Indous, pour finalement contribuer largement au progrès ultime de la science médicale occidentale actuelle.

Souvent négligée par ignorance ou par mépris, certains historiens s’y sont attachés, en traduisant des œuvres arabes qu’ils se sont attribué.

Nous parlons du traité “de la mélancolie” d’Ishaq Ibn Omrane, médecin kairouanais du 9e siècle, œuvre qui a été traduite en latin par Constantin l’Africain (Ali Ibn Abbes Al Majousi).

Ishaq Ibn Omrane était un célèbre médecin kairouanais de la fin du IXe au début du Xe siècle J.C. Originaire de Samarra en Irak, Ibn Omrane apprit la médecine auprès du médecin des khalifes abbassides, Bakhtichou Ibn Jibril. Il fréquenta longtemps à Bagdad les cercles médico-scientifiques qui se pressaient autour de la Maison de Sagesse (Beit EL Hikma).

L’exilé carthaginois         

Il s’établit à Kairouan et c’est avec lui, dit l’historiographe médecin Ibn Abi Oussaibia, que «la médecine et la philosophie entrèrent au Maghreb». Il fut le premier grand médecin maghrébin qui contribuera à l’édification de la célèbre école médicale de Kairouan. De tous les ouvrages d’Ibn Omrane, seul le traité de la mélancolie, dont l’unique exemplaire connu se trouve à la bibliothèque de Munich, nous est parvenu.

Parler de la médecine sans évoquer Constantin l’Africain 1020-1087, l’exilé carthaginois, du contexte historique et géopolitique de ce onzième siècle en Ifriqiya serait maladroit.

Dr Chédlia Leila Ben Youssef s’est chargée de remonter le cours de l’Histoire en revenant sur la vie de cet homme entouré de mystères.

«Constantin l’Africain (né en 1020 à Carthage et mort en 1087 au Mont-Cassino) est un médecin originaire d’Afrique du Nord, devenu moine au monastère du Mont-Cassin. La première partie de sa vie se déroule en Ifriqiya et la seconde en Italie du Sud, où il écrit son œuvre. Il s’agit de traductions en latin des plus grandes œuvres de la médecine arabe des époques IXe et Xe siècles.

Il inaugure ainsi la deuxième époque, la plus prestigieuse, de l’école de médecine de Salerne, et la première vague des traductions médicales arabes vers l’Occident».

Une valeur universelle

«Ses traductions se trouvent encore dans les grandes bibliothèques européennes: en Italie, en Allemagne, en France, en Belgique, en Angleterre, etc. Elles ont servi comme manuels scolaires d’enseignement médical au Moyen-Âge et jusqu’au XVIIe siècle.

Si nous relançons aujourd’hui le débat relatif au mouvement de la connaissance humaine, c’est essentiellement pour dire que l’histoire de l’humanité est une valeur universelle qui ne reconnaît pas la limite des frontières…».

Il fut également question des Gynécées africaines et Trotula de Salerne (XIe sièc), femme médecin et chirurgien, connue pour ses contributions à la gynécologie et à la santé des femmes. Son traité est un exemple rare d’écriture médicale féminine. Ce fut un livre de référence pour les médecins de l’époque, censé être dérivé ou inspiré de la médecine grecque antique (Galien, Soranos d’Ephèse). Est-il possible que Trotula ait été influencée par les ouvrages de l’Ecole de Carthage, les Gynécées africaines : médecine latine carthaginoise, romaine, tels que ceux de Théodore Priscien IVe s, de Caelius aurelianus Ve s, de Moschion VIe s, lui sont-ils parvenus ? C’est la problématique essentielle traitée dans cette étude.

La clef de voûte

Le Pr H. Essaddam considère que «La médecine salernitaine a été la clef de voûte de la Renaissance de la médecine en Occident.

L’histoire nous apprend que la médecine est un art qui voyage avec les hommes. Ce voyage est ponctué par des relais où la médecine s’arrête un instant pour intégrer des acquis rencontrés au cours de son périple, les ordonner avant de reprendre de nouveau sa randonnée.

Chaque relais avait donc ses spécificités. Salerne était l’un de ces relais, caractérisé d’une part par son opposition de faire retourner la médecine dans le giron religieux en l’isolant de nouveau du monde laïc et cartésien, et, d’autre part, par sa capacité d’intégration d’un nouvel arrivant dans l’espace médical : la médecine arabo-islamique. Ces choix initiés par Saint-Benoît et poursuivis par l’Ecole médicale de Salerne avaient permis la Renaissance de la médecine en général et de la médecine occidentale en particulier. Dans ce travail, nous tenterons d’expliciter certains de ces impacts salernitains».

L’Ecole de Carthage

«Le IVe siècle, 370-450, de l’Ifriqiya latine se distingue par la production d’un grand nombre d’ouvrages médicaux rédigés par quatre grands médecins : Vindicianus Afer, Théodore Priscien, Caelius Aurelianus, Cassius Félix. Tous vivaient aux alentours de Carthage. «North Africa’s good school system», dit Louise Celliers, l’excellent système universitaire de l’Afrique du Nord où les cercles intellectuels parlaient grec, latin et discutaient philosophie.

«African School of physicians and medical writers», l’école africaine de médecine, l’Ecole de Carthage qui rédige, traduit les écrits grecs anciens en latin pour les transmettre aux médecins de la Rome antique du IIIe au VIe siècle, car il ne faut pas oublier Moschio qui transmet avec Caelius Aurélianus l’ouvrage de Soranos d’Ephèse.

Les congressistes ont joint l’utile à l’agréable en visitant «Il Giardino della Minerva», Jardin botanique suspendu de Salerne, au cœur de la vieille ville avec une vue à couper le souffle sur le golfe de Salerne, fermé temporairement depuis le 30 janvier 2023 pour rénovation, il a été spécialement ouvert pour les membres de notre société, en hommage à Constantin l’Africain, le 15 mars 2023 pour une magnifique visite surprise entre deux conférences.

Il fallait grimper une falaise abrupte pour y accéder. Un ascenseur fixé à la roche permet d’emprunter un pont suspendu pour se retrouver dans les dédales des rues moyenâgeuses.

La théorie des quatre humeurs

Il s’agit d’un jardin médiéval dessiné à l’ancienne par Ferrante Sanseverino, Prince de Salerne, selon la théorie des quatre humeurs et scindé en quatre parterres où sont plantées les plantes médicinales selon leur effet : chaud, froid, sec ou humide et selon le degré de leur action du premier degré au quatrième degré ! Il s’agit, a précisé Dr Ben Youssef, «d’une figuration vivante et palpable du «Livre des simples» de Ibn al Jazzar. Ce livre contient quatre chapitres où sont classées les plantes de cette manière. Constantin l’Africain est passé par-là !

«Nous avons eu une chance inouïe de le constater et de pouvoir faire le rapprochement. Nos remerciements au Conseil de l’ordre des médecins de Salerne et au conservateur de ce jardin botanique, Dott. Luciano Mauro, de nous avoir ouvert ses portes et offert cette richissime visite guidée. Un véritable rêve pour la phytothérapeute que je suis. Nous remercions également Dott. Enrico Indelli, président du Conseil d’administration de la Fondazione Scuola Medica Salernitana, de nous avoir ouvert les portes du jardin et pour nous avoir offert un beau reportage sur l’Ecole médicale de Salerne, nous a déclaré Dr Chédlia Leila Ben Youssef, présidente de la Société tunisienne d’histoire de la médecine et de la pharmacie».

Les accords et les projets

Ce Congrès a abouti à des accords et à des projets fort intéressants ;

– Projet de jumelage des villes de Salerne et de Carthage, avec présentation des accords confiés par Dr Hayet Bayoudh, ex-maire de la ville de Carthage, entre les deux communes de Salerne et de Carthage.

– Projet de collaboration des facultés de Médecine de Salerne et de Tunis, conférence du Pr Mohamed Jouini, Doyen de la faculté de médecine de Tunis.

– Projet de jumelage des Musées d’histoire de la médecine de Salerne et le musée de la médecine de Tunis. Dans ce même cadre, les instruments de chirurgie de la médecine gréco-latine du musée du Portugal ont été comparés aux instruments de la civilisation arabe reconstitués par le Pr Ahmed Dhieb au musée de la Médecine de Tunis.

– Projet d’échanges entre le Jardin botanique de Salerne et le Jardin botanique privé de Carthage «Jneina de Tunisie» appartenant au Dr Chédlia Leila Ben Youssef. Les congressistes ont eu l’occasion de visiter il Giardino de la Minerva à Salerne, le Jardin de Salerne qui a été conçu selon la classification d’Ibn Al Jazzar, tel qu’il l’a présenté dans son «livre des simples» et le Monté Cassino, où Constantin l’Africain a travaillé pendant 10 ans, et où il est décédé en 1087.

Kamel GHATTAS

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