Par Hakim Ben Hammouda
Ancien ministre des Finances, Directeur exécutif de GI4T
Depuis le début des années 80, la globalisation a constitué le nouveau cadre pour l’organisation de l’économie mondiale après la crise de l’Etat-nation et de la société de bien-être. Au cours des trois dernières décennies, la globalisation a contribué à stimuler le commerce mondial, les mouvements de capitaux et l’investissement, ce qui a favorisé la croissance et l’emploi dans le monde. Les pays en développement ont bénéficié de la dynamique créée par la globalisation dans l’économie mondiale. Ils ont ainsi réussi à augmenter leurs exportations et à les diversifier en entrant dans de nouveaux secteurs industriels. Ils ont également réussi à attirer de nombreuses grandes entreprises et à stimuler les investissements intérieurs et extérieurs. Ces évolutions et ces transformations majeures ont créé une dynamique économique importante dans de nombreux pays du Sud qui ont connu des niveaux de croissance élevés et à deux chiffres leur permettant d’améliorer leur capacité de compétitivité et d’entrer dans le club des pays émergents, devenant ainsi de puissants concurrents des pays capitalistes traditionnels. Cependant, le printemps de la globalisation ne durera pas longtemps face aux nuages et aux tempêtes qui ont commencé à secouer les fondements de l’économie mondiale depuis la crise financière mondiale de 2008-2009. Ces crises se poursuivront au cours de la dernière décennie dans de nombreux domaines, notamment le climat et le social, avec l’aggravation de l’exclusion et de l’inégalité, ce qui a eu un impact sur la stabilité politique de nombreux pays, y compris les pays arabes où ils ont été à l’origine des révolutions arabes. Ces secousses et les grandes tempêtes vont se poursuivre et accroître la fragilité de la globalisation. La pandémie de Covid-19 jouera un rôle clé dans le déclin de la globalisation avec l’arrêt brutal de la dynamique de l’économie mondiale et en paralysant la dynamique des chaînes de production mondiales lors des longs moments de confinement. L’invasion russe de l’Ukraine va approfondir la crise de la globalisation et montrer son incapacité à assurer la paix et la sécurité mondiale. Ces conflits et les tensions politiques vont d’ailleurs se renforcer entre les grandes puissances mondiales dont le conflit entre les Etats-Unis et la Chine sur Taïwan. La globalisation est entrée dans une profonde crise dans tous les domaines et n’est plus capable de garantir la sécurité, la prospérité et la stabilité qu’elle a contribué à protéger depuis le début des années 80. Cette crise a été le point de départ de la réflexion stratégique sur le monde à venir ou le monde post-globalisation, et les principaux thinks tanks du monde se sont engagés dans l’exploration des contours du nouveau monde. De nombreux scénarios sur l’avenir de la globalisation et les perspectives de son évolution ont émergé dans le débat mondial au cours des dernières années. Le scénario qui suscite beaucoup de craintes et d’inquiétudes dans le débat mondial ces derniers mois est ce que nous pourrions appeler le scénario de «la fragmentation de la globalisation», un débat plus connu dans le monde anglo-saxon sous l’appellation «Fragmented Globalization». Le débat et la controverse autour de ce scénario ont commencé il y a des mois et ont été l’une des conséquences de la guerre russe en Ukraine. De nombreux experts et analystes ont prédit que les sanctions imposées par les pays occidentaux, en particulier les États-Unis et la Grande-Bretagne, entraîneraient une crise financière étouffante qui conduirait la Russie à la faillite et l’obligerait à abandonner la voie de la guerre et à entamer des négociations politiques avec l’Ukraine et les pays occidentaux. Cependant, malgré les répercussions économiques des sanctions imposées à la Russie, la crise profonde attendue ne s’est pas produite. La Russie s’est tournée vers le développement de ses échanges commerciaux et économiques avec d’autres pays, notamment la Chine, l’Inde et même les pays d’Afrique du Nord en ce qui concerne ses exportations de gaz et de pétrole. Ces politiques lui ont permis de surmonter les difficultés causées par les sanctions. En même temps, ces politiques ont créé une nouvelle globalisation, appelée par certains «globalisation entre amis», où l’amitié et en particulier les choix stratégiques prévalent sur l’efficacité économique et la concurrence, qui ont été la base de la globalisation classique où la décision économique l’emportait sur le choix politique. Cette contribution aborde les évolutions et les transformations de l’économie mondiale, qui constituent le cadre général de ce qui est connu aujourd’hui dans le débat mondial sous le nom de «Fragmented Globalization», caractérisé par la fragmentation en différents pôles politiques et idéologiques, loin de l’efficacité économique. Ces évolutions prospectives soulèvent de nombreuses craintes et peurs non seulement en raison de leurs répercussions économiques négatives, mais également en raison du rôle qu’elles pourraient jouer dans la poursuite de l’instabilité que nous vivons aujourd’hui.
Quels scénarios pour l’avenir de la globalisation ?
Le débat sur l’avenir de la globalisation a suscité de nombreuses hypothèses et interprétations. Ainsi, Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, a souligné qu’il n’était pas possible de revenir en arrière et de retrouver l’époque préglobale et de revenir aux frontières nationales. Ce que nous vivons aujourd’hui est la reconstruction d’une nouvelle globalisation sur les ruines des difficultés et des défis auxquels le monde est confronté. Dans une autre lecture optimiste de l’avenir de la globalisation, Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, indique que ce que nous vivons aujourd’hui est un recul du rythme de la globalisation en raison des difficultés et des défis auxquels l’économie mondiale est confrontée, ce qu’il a exprimé par le concept de «slowbalisation». En revanche, en face de ces lectures optimistes sur l’avenir de la globalisation, présentées par les responsables des institutions internationales qui expriment leur confiance dans sa capacité à remettre l’économie mondiale sur la bonne voie, les lectures les plus pessimistes sont celles présentées par les représentants du secteur privé, en particulier les responsables du secteur financier. Ainsi, Larry Fink, P.-d.g. de BlackRock, l’un des plus grands fonds d’investissement dans le monde, a indiqué que nous sommes entrés dans une phase de fin de la mondialisation avec toutes les entraves que les Etats ont mises en place pour freiner la libre circulation des capitaux et des investissements, et les tentatives de retour aux frontières nationales. Mais, l’analyse la plus importante sur l’avenir de la globalisation a été présentée par la Fondation Davos en mai 1922, dans un essai intitulé «Quel est l’avenir de la globalisation?» ou «What next for economic globalization?». En reliant la dynamique économique à l’évolution de l’économie mondiale, cette étude a présenté quatre scénarios futurs pour l’évolution possible de la globalisation. Le premier scénario est ce que l’on pourrait appeler le retour de la globalisation ou la globalisation 5.0, qui repose sur un retour rapide des échanges internationaux, du commerce mondial et des investissements soutenus par le développement de la technologie, en particulier des réseaux sociaux. Le second scénario, mentionné dans cette étude, est celui de la «fracture de l’internet», qui suppose la poursuite de la globalisation commerciale et économique, mais avec le déclin des réseaux sociaux, ou ce que l’on appelle le nationalisme virtuel, tel que nous le connaissons aujourd’hui, par le biais des tentatives d’arrêter certaines plateformes et réseaux sociaux, tels que Tik Tok, pour des raisons de sécurité aux Etats-Unis et dans de nombreux autres pays. Le troisième scénario est celui de l’intégration virtuelle, qui implique le rôle des réseaux sociaux en tant que moteur futur de la globalisation, dans un contexte de déclin de la globalisation économique et commerciale. Le quatrième scénario, le plus inquiétant et effrayant, est ce que cette étude appelle la «double fracture du monde» ou le «abdoubly fragmented world», qui implique une forte régression de la globalisation et de l’intégration via les réseaux sociaux. C’est la peur de l’autre qui va prévaloir, ce qui va renforcer les amitiés idéologiques et politiques dans le mouvement de la globalisation.
Risques de la fragmentation de la globalisation
Cette hypothèse sur l’avenir de la globalisation a suscité beaucoup de débats et de discussions, et de nombreuses études indiquent que l’émergence de ce scénario de fragmentation de la globalisation selon des critères géopolitiques plutôt qu’économiques a commencé à se manifester ces dernières années, en particulier à la suite de la guerre et l’invasion russe en Ukraine.
L’intérêt pour ce scénario ne se limite pas aux penseurs et aux grands think tanks, mais a également attiré l’attention des responsables économiques des grandes puissances. Ainsi, Janet Yelen, secrétaire américaine au Trésor, a souligné lors d’un de ses discours récents que la globalisation avait connu une transformation majeure, où «nous verrons dans l’avenir une globalisation entre amis partageant les mêmes principes et idées». Ce scénario a commencé à émerger et à se développer au cours des derniers mois à la suite de l’invasion russe en Ukraine, où les prévisions indiquaient qu’une grande crise économique en Russie la conduirait à renoncer à ses objectifs militaires et à se tourner vers la table des négociations. Cependant, malgré les difficultés rencontrées par la Russie à la suite de la guerre, l’effondrement économique prévu par la plupart des centres de recherche et de prévision économiques ne s’est pas produit. La contraction de l’activité économique en Russie n’a pas dépassé -2% en 2022. La Russie a réussi à restructurer ses relations commerciales et financières internationales pour échapper aux sanctions économiques américaines et russes. La Russie a trouvé des marchés alternatifs en Inde, en Chine et dans de nombreux autres pays, y compris en Afrique du Nord, pour ses exportations de pétrole et de gaz. Pour faciliter ce nouveau système commercial alternatif, la Russie et certains de ses alliés ont mis en place un système de paiement pour faciliter les opérations d’achat et de vente. Ces analyses confirment que les conflits politiques et les choix idéologiques conduiront à l’avenir à un nouvel ordre des relations commerciales et financières internationales, en particulier des chaînes de production qui s’éloigneront progressivement du principe de «juste-à-temps» (just in time) pour les composants de production et s’appuieront sur un nouveau principe, évitant les conflits qui affectent le commerce international, appelé «juste-à-côté» (just in case) selon l’économiste Mohamed Al Arayn dans une tribune publiée récemment et intitulée «Fragmented globalisation». Les dangers de la fragmentation de la globalisation résident dans le recul de l’efficacité économique, ce qui se traduira par une baisse de la croissance économique et l’augmentation de l’inflation et contribuera à une augmentation de la pauvreté et de l’exclusion sociale particulièrement dans les pays en développement. La directrice générale du Fonds monétaire international, Kristalina Georgieva, a indiqué dans un article intitulé «Pourquoi devons-nous empêcher la fragmentation géo-économique et comment y parvenir ?» que la fragmentation coûtera à l’économie mondiale une perte de 5% du PIB global.
Elle a appelé à la nécessité de sortir de cette fragmentation pour revenir à la voie traditionnelle que la dynamique de la globalisation a connue depuis les années 80. Cet appel a été largement soutenu par les institutions internationales et les grands think tanks dans le monde.
Cependant, sortir des crises actuelles que traverse le monde et reconstruire une globalisation ouverte et inclusive nécessitent l’élaboration de réponses sur les fragilités apparues qui se sont renforcées au cours des dernières années et de trouver des solutions, en particulier pour les crises climatiques, sociales, les inégalités croissantes et les crises de la dette qui touchent la plupart des pays en développement. Le monde connaît aujourd’hui, en plus des conflits politiques et des guerres, des crises économiques importantes, aggravées par la nouvelle crise financière qui a débuté dans la Silicon Valley aux Etats-Unis. Ces crises ont participé et ont renforcé la fragilité de notre monde et à l’accroissement de l’incertitude qui obscurcit l’avenir et accentue les craintes quant à l’ampleur des risques. Ces crises exigent que le système international, les Etats et les institutions internationales apportent des réponses à ces inquiétudes et à ces incertitudes, notamment à travers la formulation d’un nouveau contrat social, international capable de garantir la sécurité, la stabilité et la croissance pour toutes ses composantes, en particulier les plus faibles.