«Chants pour la Tunisie» est ce désir de faire aimer le pays nôtre, de la manière la plus exigeante, la plus belle», c’est ainsi que le poète tunisien installé en France, Tahar Bekri, présente son tout nouveau recueil publié aux Éditions El Manar, à Paris (avril 2023).
Pour le poète, l’écriture de l’exil, certes, est là, mais «Les chants pour la Tunisie» ne sont pas seulement personnels. Il y a comme un désir de défendre le « pays réel, pays rêvé» comme disait Edouard Glissant. Cette terre qu’il a toujours portée dans son cœur et qui habite son écriture est présente dans tous ses livres et prend des souffles différents. Dans ce recueil, il rend hommage à ceux et celles qui ont été les étendards de la liberté, au péril de leur vie, les illustres personnages, savants, bâtisseurs, créateurs, patriotes et ceux et celles de la modernité récente, dans un devoir de fidélité et de mémoire pour protéger leur héritage contre la destruction et l’oubli. En revisitant les lieux et les êtres, «Les chants» se dressent comme une célébration du pays profond, intime et collectif, dans son Histoire, sa richesse, son savoir, son héritage, sa diversité. Mais aussi dans la propre mémoire du poète, chargée de toutes les émotions de l’enfance, de l’homme adulte, un amour passion, qui tente de peindre tous les recoins, tous les paysages, tous les visages, capter la lumière extérieure, nourricière de la lumière intérieure… avec des poèmes écrits comme une épopée, dans un va-et-vient, entre passé et présent, évocations, souvenirs, références, rappels, allusions à l’actualité des dernières années où le rêve de liberté a donné bien des espoirs, a été détourné de ses valeurs et a fait subir au pays bien des torts, des remords, d’atteintes à la vie humaine, avec cette jeunesse qui cherche à émigrer au péril de sa vie. Interview.
En 2011, vous avez publié un recueil intitulé «Je te nomme Tunisie», (Al Manar), le titre est-il à la base des «Chants pour la Tunisie», est-ce l’esprit de l’œuvre précédente, où les senteurs et saveurs vous ont toujours habité dans votre œuvre de poète citoyen voyageur ?
La Tunisie m’habite et habite mon écriture, elle est présente dans tous mes livres et prend des aspects et des souffles différents. «Chants pour la Tunisie» est une célébration du pays profond, intime et collectif, dans son Histoire, sa richesse, son savoir, son héritage, sa diversité, mais aussi dans ma propre mémoire, chargée de toutes les émotions de l’enfance, de l’homme adulte, un amour passion, qui tente de peindre tous les recoins, tous les paysages, tous les visages, capter la lumière extérieure nourricière de la lumière intérieure, ontologique. «Chants pour la Tunisie» a l’ambition de faire aimer le pays nôtre, de la manière la plus exigeante, la plus belle.
«Les chants» rappelle Abou El Kacem Chebbi et le verbe chanter est très fort en poésie. S’agit-il d’un hymne lointain que vous portez en votre cœur comme vous l’exprimez dans votre œuvre poétique ?
Je suis flatté de l’allusion à Chebbi dont j’ai traduit récemment le célèbre poème «La volonté de vivre». «Les chants» sont composés dans une suite poétique, sont écrits comme une épopée, dans un va-et-vient, entre passé et présent, évocations, souvenirs, références, rappels, allusions à l’actualité, tout s’entremêle, non comme un hymne lointain, mais, au contraire, comme un vécu profond, le poème ne reste pas à la surface des choses, mais revisite les lieux et les êtres, les porte à la hauteur de la terre, comme un violon vibrant.
Dans ce nouveau recueil, quel chant adressez-vous au pays profond, d’autant plus que vous aviez, auparavant mentionné que votre rêve est de voir la Tunisie bâtir une vraie démocratie, à la lumière de votre crainte que certains fanatiques ou obscurantistes emportent ?
Il y a danger à amputer l’Histoire de notre pays de sa longue mémoire, de la diversité de ses appartenances géographiques, de ses composantes ethnographiques, linguistiques, culturelles, il y a danger à s’attacher à un esprit réducteur, le fermer à la tolérance, imposer sa courte vue, au nom du religieux, comme seule valeur possible, digne du Pouvoir, au mépris, du respect des Autres, leurs croyances et leur foi, leurs vues et idéologies. La défense des valeurs fondamentales, de la vie humaine, fait partie du devoir du poète. Sa vision ne peut souffrir l’obscurité. Il habite du côté de la lumière qu’il veut partager pour aider à sauver notre humanité des volontés mortifères.
Dans ce recueil, si on peut parler de nostalgie, de mémoire, peut-on y lire une restructuration identitaire, imaginaire, qui couvre la rupture, l’absence et le manque auxquels vous êtes confronté en exil ?
Pas vraiment, l’écriture de l’exil, certes, est là, mais les Chants ne sont pas seulement personnels, ils sont comme une volonté de faire de l’absence, de la distance, hélas, bien involontaires, des pierres d’appui, solides, face au discours ignorant ou négatif, blessant Je voulais opposer à l’image, opaque, défigurée, déformée, une autre, plus positive, balsamique, sans naïveté béate, il y a comme un désir de défendre les miens, notre «pays réel, pays rêvé», comme disait Edouard Glissant.
Dans vos écrits, vous abordez trois thèmes majeurs : l’eau, la lumière et la terre. Comment se manifeste cette écriture dans «Chants pour la Tunisie» ?
L’écriture des éléments m’importe beaucoup comme élaboration des métaphores qui font l’économie du verbe, ils sont essentiels dans la dimension poétique pour éviter la redondance prosaïque. Je ne sais si les thèmes sont trois ou davantage, mais ils s’ajoutent à l’exploration de soi et de l’émotion qui nous marque, où que l’on soit. Dans les Chants, il y avait pour moi comme une infinité de thèmes, qui se bousculent, qui s’interpénètrent, s’allient, se prolongent dans l’espace et le temps, un seul livre n’aurait pas suffi pour les développer tous, dans le jaillissement du poème, pour faire couler la fontaine.
Dans vos recueils, il y a toujours des noms de lieux, d’objets, de plantes, de figures légendaires… Quel est l’itinéraire suivi dans «Chants pour la Tunisie» ?
Je suis remonté loin dans notre Histoire, allé à la rencontre de nos illustres personnages, savants, bâtisseurs, créateurs, patriotes, et rejoint ceux et celles de la modernité récente, fondatrice de ce que nous sommes. L’environnement naturel n’est pas sans lien avec celui des hommes. Nous sommes marqués par les apports d’autres auxquels nous sommes redevables et notre fidélité, comme notre devoir, sont d’enrichir leur héritage, de les faire progresser, de les protéger contre la destruction et l’oubli.
Le thème de la liberté et sa revendication ainsi que le refus de l’oppression et du dictatorial parcourt toute l’étendue de votre œuvre. Qu’en est-il pour ce recueil ?
Je rends hommage, en effet, à ceux et celles des nôtres qui ont été les étendards de la liberté, au péril de leur vie, se sacrifiant, et ce, depuis longtemps ! L’actualité des dernières années, où le rêve de liberté nous a donné bien des espoirs, a été détourné de ses valeurs et a fait subir à notre pays bien des torts, des remords, d’atteintes à la vie humaine, de corrompus en profiteurs, l’utilisation de la religion à des causes peu glorieuses, et bien des couches sociales sont dans la souffrance, avec cette jeunesse qui cherche à émigrer au péril de sa vie ! Plus que jamais, l’écriture poétique doit élever sa voix pour défendre la liberté et la dignité humaine. Il nous faut le courage pour désigner les responsables, ne pas se tromper d’adversaires ! Le poète est la sentinelle de la vérité. L’œuvre d’art s’élève avec la beauté des valeurs qu’elle défend, non, le contraire. Je dis cela sans exclure que ce combat soit humain et universel, nécessaire.
Votre écriture poétique est accompagnée, visuellement, d’illustrations de peintures d’Annick Le Thoër, qui n’est pas la première collaboration, dites-nous davantage sur l’apport plastique à l’écriture poétique ?
L’artiste-peintre Annick Le Thoër est mon épouse, et nos univers sont proches, plus que d’illustrations, il s’agit de correspondances entre deux langages, des éléments qui s’enrichissent mutuellement, s’ouvrent à la nature, à la beauté du monde, cherchent une harmonie, expriment des émotions par le mot et la couleur. Ce sont des paysages dans le paysage. Intérieurs aussi. Depuis très longtemps, la création artistique accompagne ma création poétique dans un parcours amical et fraternel. J’ai eu le plaisir d’offrir ainsi certains de mes livres d’art à notre Bibliothèque nationale (BNT), peut-être leur vue serait-elle de meilleure réponse.
Le 4 mai prochain à l’Académie des Jeux floraux de Toulouse, Tahar Bekri joint sa voix à un Appel sans frontières aux poètes de langue française, en incitant à la fraternité universelle, dites-nous davantage.
L’Académie des Jeux Floraux, fondée en 1323, est la plus ancienne académie de poésie. J’en suis membre. Fêtant en mai son 7e centenaire, elle lance sur les traces des 7 poètes fondateurs un «Appel solennel» aux poètes de langue française pour concourir mais aussi par des discours qui cherchent à établir des liens cordiaux et ouverts à travers le monde. Récemment, des poètes francophones du Congo, d’Algérie, du Québec, de Belgique, du Liban, etc. ont été désignés comme membres. Je m’associe à l’Appel en incitant à la fraternité universelle, l’entente, loin des tensions et conflits actuels. Au-delà de la question de langue, la parole poétique est d’abord, pour moi, une parole de paix, un amour de l’Humanité.
Vous dites que «la poésie nous rassure par sa parole profonde quand elle tend à s’appauvrir ailleurs, elle nous lie comme des rayons de lumière en temps d’obscurité, dans sa générosité fraternelle», votre mot pour la Tunisie actuelle que vous considérez comme une mosaïque humaine depuis l’Histoire ?
Je n’ai jamais perdu confiance en notre peuple, son intelligence, sa modernité, sa richesse, son héritage illustre, sa présence au monde, l’émancipation de ses femmes, l’Histoire est une multitude d’épreuves, la Tunisie a réussi à s’en sortir. Le poète dédie ses chants en hommage, essaie de rappeler les piliers des fondements de la demeure, ouvre des fenêtres, accueille l’horizon, nourrit l’espoir.
Entretien conduit par Sarra BELGUITH (TAP)