Entre interview illustrée et documentaire anthropologique, «El Mahfel», premier film documentaire d’Amen Okja, a été projeté à l’ouverture du DocMed qui a eu lieu du 3 au 6 mai 2023.
Présenté pour la première fois au Sommet de la Francophonie à Djerba, «El Mahfel» retrace, à travers des témoignages, l’histoire du Mahfel, une fête spécifique de l’île de Djerba. Diplômé de l’Ecole nationale supérieure des arts et métiers de Den Den, Amen Okja est designer, illustrateur, concepteur et directeur artistique de festivals culturels, a le mérite de s’intéresser au patrimoine musical de Djerba qui continue à se transmettre de génération en génération, mais sans toutefois choisir un angle de vue spécifique qui se distingue du documentaire à l’écriture linéaire sans profondeur, ni perspective.
C’est grâce à la pertinence du long témoignage du musicologue et chercheur Zouheir Gouja, originaire de Djerba et grand connaisseur de la musique et notamment de celle de la région, que le documentaire prend toute sa valeur. D’autres courtes interventions de musiciens du Mahfel ont évoqué cette musique de fête dont les plus grands spécialistes sont les Noirs de Djerba. Ces témoignages sont illustrés de scènes du Mahfel qui consiste en une musique instrumentale sans chansons. La Zokra et la tabla sont les instruments de base de cette musique ancestrale.
Selon Zouheir Gouja, les particularités de cette musique résident dans les techniques de communication : le jargon utilisé est celui des pêcheurs, le Sta est le chef d’orchestre, les autres musiciens qui l’accompagnent surnommés les Bahri le suivent et se conforment à ses directives. Les musiciens sacralisent leur musique et la respectent. «Ils entrent dans un état modifié de conscience», estime Gouja. Au cours du «Mahfel, qui dure une heure, le public, lorsqu’il est satisfait, se livre au rachq (cela consiste à distribuer de l’argent aux artistes). Il existe aussi des troupes de femmes qui se relaient le Mahfel en utilisant essentiellement la darbouka et le chant.
Il ne s’agit pas d’une musique communautaire, précise Gouja, mais djerbienne sans aucune équivoque. Historiquement, ce sont les Noirs qui se sont distingués dans ce genre. Ces derniers travaillaient dans divers domaines : l’agriculture, la cuisine, la coiffure et la musique qu’ils pratiquaient dans les fêtes de mariage, les circoncisions, etc. De tout temps, ils sauvegardent cette musique en la transmettant à leurs enfants. «Pour eux, la musique est sacrée», précise Gouja, elle fait partie de leur identité et la renforce.
Le Mahfel est un patrimoine vivant et un moyen de subsistance pour cette classe de musiciens affranchis. Parmi les pièces fortes et difficiles, il y a le «Harbi» ou encore le «Rwa» représentant le forage d’un puits qui est une pratique rude dans la région. Le codage rythmique est une caractéristique de cette musique que beaucoup de gens ignorent. Le Mahfel est convoité par les Djerbiens. Il y a ceux qui reportent leur cérémonie de mariage d’une année parce qu’ils n’ont pas trouvé une troupe pour le Mahfel disponible. D’après l’un des protagonistes, les instruments de musique sont importés de Turquie en raison de la qualité du son qu’ils émettent.
Autrefois, les Janissaires turcs, lors du règne des dynasties des Ottomans, ont joué un rôle important dans cette musique restée intacte. La complicité rythmique et mélodique se ressent à l’exercice sans solfège. «Ici, l’unité de mesure ne sert à rien parce que la pratique musicale préserve son identité et sa force», conclut Zouheir Gouja.
Pour ce qui est du film, visuellement, il reste linéaire. À part les interviews et les extraits d’un spectacle de Mahfel, rien d’autre à signaler. Ni photos d’archives, ni backstage n’illustrent ce travail qui aurait été foisonnant et à la hauteur de l’histoire musicale tunisienne, si le réalisateur avait utilisé les multiples moyens du langage cinématographique.