Abir Nasraoui est une chanteuse tunisienne, actuellement basée à Paris. Elle est née dans une famille mélomane férue de musique classique. Elle a baigné dans l’univers artistique grâce à son père et au soutien de sa famille : dès l’âge de quatre ans et demi, elle a commencé à chanter. En 2001, l’artiste décide de poursuivre sa carrière académique et professionnelle à Paris, là où elle étudie l’Ethnomusicologie après avoir validé sa formation universitaire en Tunisie, à l’Institut supérieur de musique.
En 2011, elle présente son premier album «Heyma», qui a connu un succès retentissant grâce à son répertoire élaboré en dialecte tunisien. L’artiste est aussi parolière de ses propres chansons comme «Heyma». La chanteuse s’exprime dans les colonnes du journal La Presse en évoquant sa carrière et des thématiques culturelles qui relient la Tunisie et la France. Rencontre.
Dans quel but avez-vous étudié les musiques du monde au sein de l’Université Paris-Sorbonne ?
Pour commencer, j’ai eu ma maîtrise en musique à l’Institut supérieur de musique à Tunis, ensuite, j’avais envie de faire autre chose… de différent. J’étais frustrée parce que tout simplement je n’ai jamais pensé quitter la Tunisie et à ce moment-là c’était un choix dur qui s’imposait. A partir de ce moment, j’ai décidé d’étudier l’Ethnomusicologie : c’est une science humaine qui étudie les rapports entre musique et société. Ce qui m’intéressait dans cette branche, c’était le côté humain et le lien établi entre des groupes sociaux et la musique globalement : le fait qu’une communauté arrive à créer une musique, qui émane d’une vraie émotion humaine, de l’expérience d’une vie essentiellement et de la douleur également. En général, les musiques les plus bouleversantes viennent forcément d’une profonde douleur et, pour moi, cela représente toujours une façon de s’exprimer. Cette musique ne nécessite pas des compositeurs et des auteurs : il s’agit de personnes qui créent leur propre musique et ce qui m’intéresse à ce niveau, ce n’est pas l’aspect technique de ces sonorités, mais plus les émotions qui en émanent.
Vous considérez-vous comme artiste engagée ?
En fait, je ne sais pas pourquoi il existe souvent un lien entre l’engagement et la politique : je suis engagée humainement. Être engagé c’est faire de la musique de qualité en chantant des textes poétiques attrayants. Je trouve que cela est un engagement. J’ai chanté plein de sujets comme le mal du pays, l’amour et la joie.
Votre environnement familial influe-t-il sur vos préférences artistiques, surtout que vous êtes née dans un milieu mélomane ?
Certainement : la famille représente la base et ce noyau dans lequel on grandit reste important. Je suis née dans une famille passionnée de musique et qu’elle pratique : ses membres sont dotés de belles voix, mais ne sont pas forcément chanteurs : quand on se voyait entre nous dans différentes soirées, il y avait cet échange musical entre mon père et moi par exemple, surtout dans le cadre de nos voyages entre Tunis et Kasserine, ma ville natale. Mon père avait une très belle voix et sa mère aussi (ma grand-mère). Mon professeur, Zouheir Bel Heni, paix à son âme, faisait l’éloge de ma voix dans la classe et mes joues devenaient rougeâtres car j’étais timide (rire). J’estime qu’il y avait d’autres belles voix comme Rim El Kafia, etc. En outre, je n’ai jamais appris à chanter parce que je trouve que je suis née chanteuse et j’ai commencé à chanter juste et bien à l’âge de quatre ans et demi, lorsque j’écoutais quelques enregistrements, déjà chantés : actuellement, je me sens satisfaite. Pour moi, c’est un don, chanter, je l’ai dans le sang : ma sœur est chanteuse aussi.
En 2011, vous avez produit l’album «Heyma». Peut-on considérer que ce premier produit est un tournant dans votre parcours ?
Évidemment ! «Heyma» reflète mon identité artistique car tout ce que j’ai accompli avant cet album reflétait Abir Nasraoui, les musiques traditionnelles et classiques. La création de «Heyma», c’est de faire de la musique métissée, faire un mélange de deux musiques culturellement différentes. En 2011 : c’était une décennie de vie à Paris pour moi. J’avais pris un autre chemin parce que forcément si j’étais restée en Tunisie, je n’aurais pas évolué de la même manière. J’ai pris un chemin qui m’évitait de m’enfermer dans le Tarab. J’étais Abir Nasraoui, l’artiste tunisienne arabe musulmane qui est arrivée à Paris avec son identité et je voulais diffuser une chanson tunisienne moderne et fusionner avec d’autres cultures en utilisant le dialecte tunisien qui reste touchant et c’était un choix que j’ai eu du mal à imposer au début car les gens avaient du mal à écouter d’autres registres.
Pourquoi avez-vous choisi ce titre ?
«Heyma», c’est être distrait dans ses idées. On dirait que vous vous détachez de ce qu’il y a autour de vous : il y avait beaucoup de notions qui gravitent autour de la personne et c’est pour cette raison que l’être peut être distrait. De plus, au niveau de l’album, il y avait beaucoup d’émotions. Il raconte la séparation, le départ, la célébration, l’amour et le mal du pays. Egalement, j’ai écrit les paroles de la chanson «Heyma» et tout le monde était d’accord de choisir «Heyma» comme titre de mon premier album.
Pour quelles raisons vous employez les paroles du dialecte tunisien dans vos chansons ?
Comme beaucoup de Tunisiens, quand on commence à chanter, on passe par la musique orientale et spécialement égyptienne «Attarab», c’est l’école de base pour moi. Je chantais «Oum Kalthoum» et d’autres grands noms et j’étais beaucoup plus attirée par la musique égyptienne. En arrivant à Paris, en 2001, il y avait le problème de l’identité et à partir de là, j’avais besoin d’appartenir à ma culture. A ce moment-là, j’ai constaté qu’Oum Kalthoum ne me reflétait plus. De plus, il n’y avait pas de centres culturels tunisiens à Paris et la culture tunisienne, finalement, n’était pas assez présente dans la scène culturelle parisienne. J’ai dû chanter en utilisant ma langue maternelle : c’était une manière de valoriser le dialecte tunisien pour donner une image différente et lumineuse du pays.
Comment évaluez-vous le domaine artistique parisien ?
La scène culturelle parisienne a beaucoup évolué, mais la musique arabophone est moins présente actuellement, en 2023 malheureusement, et je ne sais pas pourquoi… Dans ce sens, je me pose des questions : est-ce que cela est lié au racisme qui est en train d’augmenter en France ou est– ce que c’était une tendance à un certain moment… Je ne me produis que rarement à Paris.
Quels sont globalement les enjeux de la création artistique en France, surtout que vous n’avez créé qu’un seul album depuis 2011 ?
Malheureusement, la création artistique en France ou ailleurs est dure et cela a été impacté par le Covid-19. On est bien conscient que le premier domaine que les gens ont sacrifié dans le monde entier est la culture. Ajoutons que les artistes étaient dans des situations critiques et ont vécu des périodes dures au point que les musiciens étaient en train de vendre leurs instruments pour nourrir leurs enfants. Je trouve que c’est de la responsabilité des gouvernements et il y a un manque de politique culturelle même en France. C’est dommage !
Quels sont vos prochains projets artistiques ?
Il y aura tout d’abord un album de reprise qui va sortir dans le cadre de l’ouverture à d’autres cultures à savoir entre la culture de l’Argentine et arabe et bientôt le lancement d’un nouveau titre avec son clip. Prochainement, je vais chanter dans un grand spectacle à l’Olympia de Paris : je ferai partie du show avec d’autres artistes et noms importants venant de Tunisie comme l’artiste Nabiha Karaouli et Lobna Noomene.
Propos recueillis par Adel YAHYAOUI