Sa courageuse et difficile traduction de l’arabe en français de «Barg Ellil» (Éclair dans la nuit), le conte historique et philosophique célèbre, que le romancier tunisien Béchir Khraïef (1917-1983) a publié en 1961, est venue couronner le lumineux parcours de cette brillante universitaire tunisienne francophone et révéler, en même temps, son indéfectible attachement à sa «tunisianité» ouverte au monde et à ses écrivains et cultures. Samia Kassab-Charfi, qui est aussi poète et nouvelliste, a mérité plusieurs distinctions dont l’«Ordre National du Mérite-Éducation et Sciences», en 2005, le «Prix Zoubeïda Béchir» du Crédif, en 2009, le «Prix Tahar Haddad des études en littérature et sciences humaines», en 2019 et enfin «Chevalier de l’Ordre des palmes académiques», en 2020.
Les auteurs tunisiens des langues arabe, française et même italienne sont légion à cette période à laquelle vous avez réservé, vous et Adel Khedher, votre étude, et ils sont fort nombreux dans chacun des genres que vous avez traités (la poésie, le roman, le théâtre, l’essai). Quels paramètres avez-vous utilisés pour les sélectionner avec objectivité et sans tomber dans l’arbitraire ou l’injustice ?
Alors là, il se trouve que comme tout ouvrage qui prétend à l’exhaustivité, nous avons raté pas mal de choses. Il y a bien sûr des manques, des imprécisions… Nous avons pourtant travaillé six ans sans relâche. Il fallait sortir les textes, les exhumer des archives parfois, chercher ceux qui avaient totalement disparu de la circulation culturelle, les œuvres épuisées, etc. Par exemple, pour les auteurs italiens de Tunisie, dont certains ont écrit des merveilles sur la Tunisie, comme Francesco Cucca ou Adrien Salmieri, ou encore Sicca Venier, originaire du Kef, on ne pouvait pas être exhaustifs, et pour cause : les spécialistes italianisants dénombrent plus de 80 écrivains italiens en Tunisie au XXe siècle !! Mais nous avons tout de même veillé à ce que cette diversité culturelle et littéraire soit reflétée dans l’ouvrage. Parallèlement, nous avons tenu à faire valoir la composante judéotunisienne, qui apparaît déjà dès le Moyen-âge à travers les œuvres des savants juifs de Kairouan. On nous a reproché d’avoir oublié certains auteurs mais qui peut prétendre à la perfection ? Le seul souhait est qu’on nous donne le temps de composer un volume qui rendra justice aux «oubliés» …
Sans chercher à remettre en question votre neutralité scientifique, nous remarquons quand même que vous citez dans votre ouvrage quelques auteurs qui risqueraient de paraître débutants, limités ou mineurs, publiés à compte d’auteur, qui n’ont pas encore d’œuvre importante et qui sont fort peu connus par les lecteurs et les critiques. Est-ce que vous avez quand même succombé un peu dans ce choix à quelque complaisance, comme cela arrive quelquefois dans ce genre d’anthologie ?
Question délicate… Je tiens d’abord à préciser que nous avons, pour chaque auteur, opéré véritablement une double consultation, et nous avons ensuite «tranché». Pour les écrivains publiés à compte d’auteur, nous n’avons pas raisonné selon la doxa éditoriale française pour la simple raison que de nombreux poètes tunisiens de langue arabe, par exemple, dont la poétique est de grande qualité, n’ont pas trouvé d’éditeur et ont quand même (à raison !) tenu à donner forme à leur travail en le publiant à compte d’auteur. Nous avons effectivement été accusés d’avoir privilégié x ou y mais notre critère a été l’existence d’une poétique chez l’auteur en question. Une poétique, c’est une cohérence globale qui permet d’inscrire l’œuvre dans un projet littéraire, et où se laisse identifier une «intention poétique». Je ne nie pas qu’il a été très difficile de décider de la qualité ou de l’absence de qualité littéraire chez x ou y. Or, notre démarche n’est pas décisionnelle : nous avions fixé comme objectif l’archivage analytique des textes marquants du XXe siècle littéraire tunisien, et là où les choses ont été les plus délicates, c’est lorsque nous nous sommes rapprochés du XXIe, parce que là, nous n’avions pas la nécessaire distance vis-à-vis d’auteurs de l’extrême contemporain, par exemple. Distance nécessaire à la juste appréciation de leur littérarité… Certains nous ont reproché de ne leur avoir consacré que quelques lignes, d’autres de les avoir oubliés, mais en toute vraisemblance nous ne pouvions pas maîtriser le massif récent. C’est une vérité objective, qui n’est pas une défense de notre subjectivité mais une réalité de la critique. Or, nous ne sommes que des critiques.
D’après les investigations que vous avez réalisées sur les écrivains de Tunisie arabophones (exemple : Mohamed Laroussi El Metouï), francophones (exemple : Sophie Bessis) et italianophones (exemple : Benedetto Pino dit Sicca Venier), qu’est-ce qu’un écrivain tunisien ? Comment le définissez-vous ?
Je crois que nous avons tout à gagner à cesser d’asséner des certitudes et à problématiser ce que nous considérons au départ comme évident. Une des premières fonctions de l’enseignant n’est-elle pas d’apprendre aux élèves ou aux étudiants à poser des questions, c’est-à-dire à envisager (par exemple dans la dissertation, mais aussi dans l’essai) qu’une question doit obligatoirement comporter des réponses paradoxales ? C’est le sens même de Thèse-antithèse, pour aboutir à quelque chose de viable, aboutissement d’une négociation, la synthèse. Pour revenir à la question posée, je répondrai par une autre question : qui est détenteur d’une identité certaine ? Si je vous demande quelle est votre «identité», outre celle consignée par nécessité sur la CIN, vous allez hésiter : tenez-vous plus de l’identité maternelle? paternelle ? Vous pouvez aussi vous prévaloir de l’identité régionale (pour vous Hammam-Sousse, pour moi Testour), ou encore communautaire. Un écrivain «tunisien» pour moi serait un écrivain qui a quelque chose de tunisien, qui a une intelligibilité de la Tunisie qui en amplifie la compréhension au sens profond, mais sans avoir nécessairement des racines généalogiques «tunisiennes». Il a une poétique qui tourne autour du Lieu «Tunisie», dans l’admiration ou dans la critique. Il peut être un produit de la colonisation ou de l’immigration, depuis les écrivains latins (ceux qu’on appelle les Latins d’Afrique) jusqu’à des auteurs qui ont écrit en Tunisie, sur la Tunisie, par accident. Pour certains, la Tunisie a fait historiquement partie de leur trajectoire et a défini une grande part de leur poétique — sans qu’ils écrivent nécessairement en arabe. Prenez un auteur du XXe siècle comme Guido Medina, il n’écrit pas en arabe mais en français et en italien et pourtant quand vous lisez ces lignes : «Malaxez un peu de sicilien,/Un peu de vénitien et de triestin,/Avec du sang arabe et du sang sémite,/Et vous m’aurez bien dépeint», vous vous dites qu’il a merveilleusement synthétisé, en partie, cette énigme délectable : «Comment peut-on être tunisien ?». On peut lire en concomitance des auteurs comme Ali Douaji et Mario Scalesi, qui déploient tous les deux, chacun à sa manière, une poétique très «tunisienne» ¬– Ali Douaji a d’ailleurs rendu hommage à cet Italo-maltais de Tunisie qu’est Scalesi. Je veux d’ailleurs ici moi-même rendre hommage au professeur Abderrazak Bannour qui a écrit sur la littérature francophone des Italo-tunisiens et grâce à qui j’ai découvert Scalési. Il faut rappeler que le temps également joue beaucoup dans la perception d’une «identité» : l’époque romaine n’est pas «ressentie» de la même façon au XVIe siècle et aujourd’hui, par exemple. Maintenant, je pense que nous devons être plusieurs à répondre à cette question, et il faut laisser la discussion ouverte. Et puis, contrairement aux littératures algérienne et marocaine, la littérature tunisienne est très difficile à simplifier (heureusement !). Par ailleurs, il faut être conscient que nous sommes tous, nous critiques, tributaires des étiquettes éditoriales. Au fond, la littérature ne devrait (dans l’absolu le plus abstrait) rien à voir avec les racines ou l’identité, du fait même que ce qui caractérise une vraie œuvre d’art, c’est précisément le fait qu’elle peut être lue, pressentie par un lecteur qui ne connaît rien de son «implantation» originelle. Cependant, nous persistons à apprécier un texte selon son potentiel de réverbération du lieu, de la relation à l’histoire d’un pays, d’une région…
La rhétorique du grand poète français, très difficile d’accès, prix Nobel de littérature de l’année 1960, Saint-John Perse, vous a occupée durant de très nombreuses années. Comment êtes-vous passée de ce poète dont vous êtes aujourd’hui l’une des plus grandes spécialistes aux côtés de feu Joëlle Gardes-Tamine, feu Nebil Radhouane, Roger Caillois, Michèle Aquien, Roger Little, Colette Camelin et d’autres, à l’étude de la culture antillaise aux Caraïbes à laquelle vous avez consacré votre ouvrage publié, en 2021, aux éditions Champion, «Art et invention de soi aux Antilles» ?
Je ne suis pas sûre du tout d’être spécialiste de Saint-John Perse mais j’ai en effet beaucoup travaillé, pour la Thèse de Doctorat d’État, sur son œuvre. Je rends hommage à Joëlle Gardes-Tamine, qui m’avait encouragée à investir ce champ de recherches et qui voulait absolument que je continue à travailler toute ma vie sur cet auteur – ce que je n’ai pas fait… La poésie de Saint-John Perse est une splendeur mais je me suis vite lassée et si j’y retourne, c’est pour faire valoir autre chose que ce pour quoi cette écriture est exaltée. Là encore, je vais être sincère. À la fin de ma thèse, à la Fondation Saint-John Perse à Aix-en-Provence, fondation qui héberge toutes les archives de ce poète qui n’a pas laissé d’enfants (mais une œuvre !) et où Nébil Radhouane (que Dieu ait son âme) et moi consultions tour à tour les tirés à part et l’extraordinaire bibliothèque du poète, massivement annotée, j’ai découvert un autre continent. Je connaissais un peu Aimé Césaire mais c’était l’arbre qui cachait la forêt. J’ai découvert qu’il existait, à côté de Saint-John Perse, qui est un «Blanc» des îles, né en Guadeloupe dans la Caraïbe, un «Béké» comme on les appelle là-bas (appellation abrégée de Blanc Créole), des écrivains non pas blancs mais Noirs, descendants des esclaves africains transportés durant plus de trois siècles (la durée de la Traite) depuis l’île de Gorée au Sénégal jusqu’aux Amériques. Or, la poétique de ces écrivains est fascinante. D’abord, j’y ai lu une autre face de l’Histoire occidentale – celle des victimes des impérialismes, celle des dominés, des colonisés. Une Histoire qui a suscité mon empathie et avec qui je discutais souvent avec mon très cher père, aujourd’hui disparu, lui qui connaissait parfaitement de par sa formation l’Histoire occidentale et surtout l’histoire des colonisations. Cela m’a encore plus encouragée à investir ce champ de recherches, où j’avais tout à apprendre et je peux vous assurer que la découverte des écrits d’Édouard Glissant a bouleversé mes repères habituels de lecture et ma perspective critique. Ces écrivains de la Caraïbe et des Amériques noires, en particulier Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, mais aussi Maryse Condé, sans oublier les auteurs anglophones comme l’Afro-américaine Toni Morrison (Prix Nobel de littérature en 1993), Jamaica Kincaid, Derek Walcott (auteur originaire de Saint-Lucie, une toute petite île de la Caraïbe, Prix Nobel de littérature en 1992), ou encore V. S. Naipaul (originaire de Trinidad, Prix Nobel de Littérature en 2001), ont une énergie stylistique et littéraire absolument phénoménale. Ils m’ont nourrie durant toutes ces années et mon livre «Art et invention de soi» est en quelque sorte une synthèse de ces poétiques afro-américaines et caribéennes que je fais découvrir à mes étudiants depuis maintenant près de 20 ans, pour notre plus grand plaisir !
Au sujet de la monographie sur l’écrivain martiniquais, chantre de la culture créole, Prix Goncourt 1992, «Patrick Chamoiseau» que vous avez publiée en 2012, aux éditions Gallimard, avec la coopération de l’Institut français de Tunisie, on a dit quelque part que «Lorsque vous aurez lu ce livre, vous aurez sans aucun doute l’impression d’avoir été mise au Monde de la Parole». Quelle signification pourrait avoir cette assertion ?
Je vous remercie d’avoir abordé ce thème parce qu’en fait, c’est aussi l’une des composantes qui m’ont attirée dans ces littératures : l’importance de l’oralité. Quand on sait que les populations des Caraïbes sont en très grande majorité issues de l’Afrique, on comprend que la culture orale africaine a été une part centrale de leur bagage culturel. Édouard Glissant appelle l’Africain déporté pour devenir esclave aux Amériques «le migrant nu». En effet, cet Africain arrive après avoir été séparé de sa famille, il ne transporte rien, il a tout laissé derrière lui… sauf sa mémoire. Et cette mémoire est une vaste bibliothèque, de contes, de chants, de rythmes, de savoir-faire botanique et pharmacologique, etc. Chamoiseau et les écrivains de la créolité ont souligné ainsi cette importance de l’oralité : «Nous sommes Paroles sous l’écriture». Cette facture orale dans le style de l’écriture est très intéressante pour nous, car elle prend une place inédite dans l’appréciation de la poétique. Le rythme de l’écriture change, on est dans des effets de répétition qui ne sont pas du tout fautifs mais délibérés, volontaires, l’écrivain écrit comme s’il opérait un battement musical, et souvent c’est le rythme du Conteur qui sert de métronome à l’écriture car le Conteur est l’ancêtre de l’écrivain dans les temps d’esclavage. C’est par lui que l’inventivité se réalise, c’est lui qui réunit la communauté d’esclaves autour des histoires africaines puis créoles, histoires de résistances à la violence coloniale. Il faut souligner un fait important également : c’est que la littérature, qui naît dans ces régions au début du XXe siècle (Césaire en est l’un des pionniers), est la seule bibliothèque culturelle. Il n’y a eu aucune archive, aucun monument, aucune sauvegarde. Dès lors, l’écrivain antillais écrit pour sauvegarder la mémoire de son peuple : c’est sa première fonction. Il est donc le continuateur de la tradition orale, mais cette fois-ci par une transmission écrite. Aussi la source est-elle, dans cette poétique, d’abord et avant tout orale : c’est en ce sens que la littérature est le mémorial ardent de ce «Monde de la Parole»…
Comptez-vous revenir dans vos prochains travaux à Charles Baudelaire ou le «Roi des poètes», comme l’a baptisé Arthur Rimbaud, à qui vous avez porté votre intérêt au tout début de votre carrière de chercheuse en langue et littérature françaises et sur qui vous avez publié, en 1997, aux «Éditions de la Méditerranée – Alif» le livre issu de votre thèse de 3e cycle, «La métaphore dans la poésie de Baudelaire» ?
On ne quitte jamais vraiment Baudelaire ! Oui, pourquoi pas ? Je suis appelée à construire d’ailleurs une réflexion sur la lecture que l’on peut faire de Baudelaire à partir de la Tunisie – et ce sont des Américains qui la demandent ; preuve que nous avons besoin de lire en fonction du lieu de lecture et de notre profil géoculturel, ce qui ne peut qu’enrichir l’interprétation et le renouvellement des écrivains «classiques». Maintenant, Baudelaire fait partie de ces classiques toujours enseignés, et ce que j’aime dans sa poétique, c’est sa liberté, sa manière de ruer dans les brancards, d’enfreindre la règle tout en assimilant parfaitement les codes rhétoriques. Son côté bad boy, sa célébration des subalternes (là encore !!) comme les prostituées, les êtres affaiblis, les ruines où se laisse deviner la Beauté et son côté «bizarre» – «Le Beau est toujours bizarre», écrit-il dans les «Curiosités esthétiques»… Tout cela fait qu’il demeure intemporellement attachant, avec Rimbaud, ces écrivains qui n’hésitent pas à malmener les convenances, quitte à être dans la provocation et à scandaliser…
Outre vos différents enseignements, les nombreuses thèses que vous avez dirigées et les livres que vous avez établis, vous avez produit et publié plus de 100 articles et communications, quelquefois dans les meilleures revues académiques françaises. Qu’est-ce qui vous motive exactement pour accomplir tant de travail et pour réaliser tant de productions ?
Vous les avez comptés ?? (rires). J’adore enseigner et écrire, donc je me fais plaisir, voilà tout. J’ai fait ce métier par amour de la littérature, qui me l’a bien rendu !! Et si on veut bien faire les choses, il faut les faire dans le plaisir ; comme dit Mark Twain : «Fais de ta vocation tes vacances» !
En plus de votre travail à l’université de Tunis, de nombreuses universités de France, d’Italie, d’Amérique et des Antilles vous ont régulièrement invitée, depuis 1999, à assurer un cycle de conférences ou des cours bloqués pour leurs étudiants sur les littératures française et francophone. Pourrait-on voir en cela une reconnaissance universelle de vos compétences d’enseignante-chercheuse ?
Je ne sais pas du tout si on peut y voir une reconnaissance (et tant mieux si oui !) mais c’est surtout pour un chercheur l’occasion de «changer de public». Il est essentiel pour nous en effet de ne pas rabâcher les mêmes choses, et parfois, c’est difficile de ne pas se répéter. De par l’objectif pédagogique, un enseignant est amené à redire les choses pour que l’étudiant assimile le cours, les données de l’analyse et les résultats de l’interprétation. Pour ma part, j’ai toujours mis en dialogue mes cours et ma recherche, je ne les ai jamais dissociés et c’est ce que je conseille de faire aux doctorants, car c’est la méthode la plus efficace pour avancer vite et bien dans ses recherches. Donc il me semble vital de «tester mes hypothèses» de recherche du moment sur un auditoire différent, d’abord parce que je dois faire l’effort de rompre avec mes habitudes routinières et ensuite parce que je dois m’acclimater au profil des apprenants devant moi. Du coup, je ne vois plus du même œil mes travaux en cours, je suis obligée de me «décentrer» en quelque sorte, de les considérer selon un autre angle. Sans compter que c’est à ces occasions que je peux avoir accès à de grandes bibliothèques, pour actualiser ma bibliographie et ajuster mon apport relativement à ce qui a déjà été publié, même tout récemment. Pour un chercheur tunisien, c’est précieux car nous n’avons pas toujours toute la documentation nécessaire à notre disposition ici…
Vous avez conduit vos deux thèses, de 3e cycle et d’État, sous la direction du Professeur feu Joëlle Gardes-Tamine. Quel souvenir gardez-vous de cette sommité de l’université française et de la recherche académique ?
On ne peut que lui rendre hommage, pour son érudition et pour ses compétences en analyse linguistique du corpus littéraire, notamment de la poésie, qui était sa spécialité. J’ai appris à travailler en stylistique et à affiner mes outils d’analyse avec elle ; on a eu de belles discussions, et il nous est même arrivé de faire la cuisine ensemble, chez elle ! Elle était très sensible à la créativité et appréciait beaucoup qu’on évoque son propre travail de romancière, nouvelliste et poétesse, car elle a aussi été écrivaine. Je crois que c’était ce à quoi elle tenait le plus vers la fin de sa vie… Je me rappelle qu’elle avait souvent des contacts fructueux avec nos grands arabisants, dont le Pr. Hamadi Sammoud, qu’elle appréciait énormément, et était ouverte aux discussions sur la rhétorique arabe – j’ai le souvenir d’une présentation du Pr. Hichem Rifi sur l’image chez Al Jorjani qu’elle avait beaucoup appréciée. Les séjours en Tunisie lui apportaient des éléments de cette culture de la rhétorique arabe qui l’intéressait. Je crois qu’elle représentait l’un des derniers grands érudits qui ont vulgarisé de manière raisonnée et efficace le grand fonds de la rhétorique occidentale, notamment.
Pour finir, vous écrivez aussi des nouvelles et des poèmes dont par exemple «Le figuier» que vous avez publié dans le numéro spécial que la revue françaises «Missives» a consacré en mars 2012 (N°264) aux «Écritures de Tunisie». Votre prochain projet éditorial serait-il un livre de poésie ou un recueil de nouvelles ?
Comme tout le monde, j’ai écrit à côté de ma recherche, pour le plaisir. Je viens de contribuer à un très beau volume de textes illustré de peintures de la talentueuse Sophie Morgaine et dédié à l’Ukraine (Terres d’Outrenoir – Ukraïna, Éditions Cent mille milliards, 2023), avec un texte poétique composé en hommage à Sonia Delaunay dont j’aime beaucoup le travail d’artiste. Mais le plus important pour moi demeure mon travail de chercheuse et d’enseignante, qui est déjà extrêmement prenant…
Samia Kassab-Charfi, «Barg Ellil», un conte de Béchir Khraïef, traduit de l’arabe, Tunis, Sud éditions, 2023, ISBN 9789938011647).
*Suite et fin de l’interview