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Enquête – contrebande : trafic d’essence : Le pétrole de la mort

Nous avons suivi les traces de certains contrebandiers, avec leur consentement, pour mieux comprendre comment s’effectue le trafic du carburant sur les frontières ouest du pays et les subterfuges utilisés pour échapper au contrôle sécuritaire et douanier sur les routes et faire parvenir leur marchandise à destination, sans dégâts. C’est au péril de leur vie que ces derniers s’adonnent à ce commerce extrêmement juteux qu’est la vente de carburant,un produit hyperinflammable à l’origine de drames qui ont touché de nombreuses familles

«J’ai vu mon mari prendre feu et brûler de partout», ainsi parlait Aicha, une quinquagénaire, le visage timoré et l’air décrépit par ce mauvais souvenir qu’elle garde en mémoire comme l’un des événements les plus tragiques de sa vie avec son conjoint, Boubaker, quand le bidon d’essence, très inflammable, issu de la contrebande, lui explosa, un jour, entre les mains au moment où il se préparait à remplir le réservoir de la voiture de l’un de ses clients. Celle-ci prit, à son tour, rapidement feu et a été calcinée par un incendie ravageur après cette grosse explosion à laquelle la victime n’arrive toujours pas à trouver une explication. Il a été brûlé au second degré sur plusieurs parties de son corps, notamment au visage et aux membres supérieurs. Fort heureusement, il a survécu après une longue période de soins à l’hôpital.
Boubaker, un sexagénaire, et sa femme, gardent, tous deux, ce mauvais souvenir gravé à jamais dans leur mémoire, avec l’image du feu qui hante toujours leurs esprits, tellement le choc demeure indélébile et surtout effroyable. La victime, qui cache dans son regard l’histoire d’une vie jalonnée par la misère, affirme pourtant toujours faire très attention dans sa relation avec ce produit inflammable en prenant soin d’éloigner toute source de flamme de ses bidons remplis d’essence et parsemés qu’il ramène, généralement le soir, parfois après un cache-cache entre le contrebandier qu’il est et les forces de sécurité des deux côtés de la frontière tuniso-algérienne qui traquent régulièrement les activités illicites. Mais ce jour-là, il ne saurait nullement l’oublier puisqu’il a failli passer de vie à trépas, n’eût été son voisin qui le transporta en urgence à l’hôpital.
Aicha raconte cette mésaventure comme un cauchemar qui l’accompagne aussi bien dans ses rêves que dans la réalité quotidienne, avec toujours la peur qu’il ne se reproduise un jour. Une peur qui la saisit à chaque fois que son mari équipe ses équidés et prend la direction de la frontière pour ramener la marchandise à dos d’âne, à ses risques et périls, car les contrebandiers ont aussi passé un pacte d’acier entre eux stipulant que la responsabilité est assumée par la personne arrêtée en cas de saisie de la marchandise par les forces de sécurité, de l’armée ou des douanes.

Des drames et des souvenirs
Elle garde aussi un autre mauvais souvenir, celui du décès de leur voisin, Sabri, un jeune abattu par les forces de sécurité algériennes alors qu’il fuyait un contrôle sur la frontière. «Il a été tué par une balle en pleine poitrine, à peine a-t-il foulé le territoire tunisien après s’être approvisionné en carburant chez des contrebandiers algériens», raconte-t-elle dans un écœurement indescriptible. «Ses bêtes sont rentrées, quant à elles, saines et sauves à l’écurie, toutes chargées en carburant,» nous dit-elle dans un sentiment de profonde tristesse remarquable à travers un visage pâle et rétréci et des cheveux décrépits. Et d’ajouter : «C’était l’année où il allait convoler en justes noces avec Mouna, une jeune fille qui, confie-t-elle, ne pensait qu’ à lui. Ne pouvant supporter son mauvais sort, elle succomba à une crise cardiaque deux jours après la disparition de celui avec lequel elle a nourri le rêve de construire un avenir radieux». Mais ces deux cas ne sont pas isolés, car la contrebande de carburant a fait de nombreux autres drames, comme la mort de deux jeunes hommes, un certain été 2017, dans l’explosion, sur la route reliant Sakiet au Kef, de leur véhicule qui était bourré de bidons remplis de carburant algérien. Une petite étincelle provenant d’un mégot d’une clope aurait causé le désastre qui a endeuillé, selon certains petits contrebandiers de Sakiet, la population pendant de longs moments, tant les deux victimes étaient connues, selon les mêmes sources, pour leur probité et leur volonté de vivre dignement. «Faute de soutien, ils n’ont trouvé, déclare Yacin, un jeune contrebandier de 30 ans qui a aussi collaboré avec les deux défunts, dans ces contrées frontalières de la Tunisie profonde, que de se livrer à la contrebande. L’une des deux victimes est diplômée de l’université».
En dépit de ce drame émouvant, Boubaker semble déterminé à poursuivre ses activités de contrebande; car, juge-t-il, il n’a pas d’autres choix. Il n’a d’ailleurs d’autres sources de revenus que cette activité et quelques têtes d’ovins et de caprins dont le nombre se réduit de plus en plus chaque année. Il ne lui reste que trois chèvres et quatre brebis qui viennent corser un peu le revenu qu’il tire de cette activité illicite. Ce trafic a même fait des émules parmi les jeunes sans emploi, déterminés, à leur tour, à ne pas céder devant la misère et le chômage qui minent leur vie, au point que le carburant algérien, jugé de pacotille et néfaste pour la santé, est commercialisé partout dans la région, sur les routes, dans les cités populaires et même dans des garages de fortune jouxtant des édifices publics comme le tribunal de première instance du Kef ou encore les cafés populaires à l’image d’un buraliste, jouxtant le café populaire de Paris, également au Kef, qui a transformé son débit de tabac en un dépôt de vente de carburant devant un silence de mort des autorités. Le spectacle est même ahurissant tant l’on peut toujours remarquer des bidons remplis d’essence devant la porte du café où des clients viennent siroter leurs boissons chaudes ou fraîches dans l’insouciance totale du danger. Devant une des nombreuses portes de garages rouges qui colorent les rues du Kef ou même sur les routes de la région, les bidons de carburant sont de toutes les couleurs, et très collants d’essence séchée qui a débordé pendant des années.

Des morts et des blessés
Même si l’on ne dispose point de statistiques fiables actualisées sur le nombre de morts liés au trafic du carburant de contrebande, certains accidents ont défrayé la chronique, comme l’incendie qui s’est déclaré le 14 avril 2014 dans un dépôt à Tajerouine (gouvernorat du Kef), où 10 mille litres de carburant de contrebande ont pris feu, provoquant la panique chez la population et endommageant des voitures qui étaient garées devant, sans faire cependant de victimes. En revanche, deux jeunes, la trentaine, ont péri au cours de l’été 2016, sur la route Le Kef-Sakiet dans l’explosion de leur véhicule qui était bondé de bidons remplis de carburant de contrebande. On citera également le cas du décès, la même année d’un homme à la cité Chrichi au Kef, brûlé par l’explosion d’un dépôt de carburant, et d’autres accidents similaires survenus à Sakiet, Dahmani et qui ont fait une dizaine de morts auxquels s’ajoutent trois autres personnes tuées lors des quatre dernières années, dans diverses opérations de contrôle menées par les forces de sécurité algériennes sur la frontière commune entre la Tunisie et l’Algérie, notamment le 17 octobre 2017 à la frontière du gouvernorat de Jendouba. Au total, au moins cent cinquante personnes ont péri, selon des statistiques établies par la protection civile depuis 2008, dans des incendies provoqués par des explosions de dépôts de stockage ou de voitures transportant du carburant de contrebande, alors que plusieurs dégâts matériels ont été causés à des édifices ou à des propriétés privées, comme des véhicules en stationnement. Sans parler de la dizaine de stations service environ qui ont fermé leurs portes dans la région du Kef, mettant, selon l’un des propriétaires d’une station à Sakiet, une cinquantaine de personnes au chômage, et créant un vide pour la population dans certaines villes comme Sakiet, Jerissa, Kalaa Khesba et en partie Kalaat Senan acculées à se ravitailler chez les contrebandiers, car les deux stations de la ville de Sakiet, par exemple, ont arrêté de fonctionner, selon lui, depuis 2010.

Des circuits organisés et auto-sécurisés
Dans l’une de nos pérégrinations, nous avons suivi les traces de certains contrebandiers, avec leur consentement, pour mieux comprendre comment s’effectue le trafic du carburant sur les frontières ouest du pays et les subterfuges utilisés pour échapper au contrôle sécuritaire et douanier sur les routes et faire parvenir leur marchandise à destination, sans dégâts.
Le contact entre passeurs tunisiens et algériens commence sur la frontière à l’issue d’opérations de surveillance de la frontière, chacun de son côté, et des renseignements que les uns fournissent aux autres par téléphones mobiles munis de puces d’un seul pays, sur la présence ou non de contrôle sécuritaire militaire ou douanier. Quand la situation est jugée favorable, les transactions se font vite et la marchandise est chargée sur des véhicules, des camionnettes, des pick-up fatigués qui ont passé des milliers de fois la frontière toujours par des routes rocailleuses, toujours chargées à l’aller comme au retour et dont les plaques minéralogiques sont souvent barbouillées de boue pour qu’on ne puisse pas en relever le matricule dans le cas d’une course-poursuite. Dans d’autres cas, les opérations se font à dos d’âne. L’un des passeurs, Seif, un jeune à la corpulence massive, nous explique que lorsque la marchandise est saisie, la responsabilité est assumée par la personne arrêtée. Par ailleurs, aucun contrôle de qualité de la marchandise n’est effectué au moment des échanges. Les seules informations fournies portent sur la nature du carburant (gasoil, essence sans plomb, normal, etc.) mais l’on veille selon lui, à exiger des partenaires algériens à ne point rajouter de liquide au carburant, encore moins de l’eau car cela affecte la crédibilité des vendeurs.
Aussitôt, commence alors l’opération de distribution de la marchandise aux clients, en gros ou en détail, Achref, un jeune de 25 ans, déroge à la règle, «Je vends sur place, pas de livraison à domicile, nous confie-t-il, à des prix qui varient en fonction de l’offre et de la demande, 21 dinars pour le bidon de 20 litres gasoil et 27 dinars pour l’essence». Il n’affiche pas une grande peur des services de sécurité ou de douane, mais il a, toujours, un œil vigilent sur les parages et garde la marchandise dispersée afin de minimiser les risques en cas de saisie par les forces de sécurité ou de douane qu’il prétend soudoyer de temps à autre.

 

Un carburant de pacotille

C’est du pétrole riche en soufre qui brûle les poumons et est considéré comme un véritable déchet des raffineries pétrolières européennes et américaines, qu’est ce pétrole de la contrebande sur nos frontières ouest avec l’Algérie qui est toujours commercialisé sur une large partie de la Tunisie, illégalement et en violation des droits internationaux et des normes de sécurité sanitaire relatives à la qualité de l’air et des produits pétroliers mis sur le marché. Et ce, au moment même où l’Organisation mondiale de la santé (OMS) tire la sonnette d’alarme en jugeant, dans son rapport de 2016 sur l’état des lieux, de la santé humaine et les dangers émanant de l’utilisation de carburant de mauvaise qualité, le gasoil et l’essence algériens très polluants et qui rendent même l’Algérie l’un des pays les plus toxiques au monde ! Pis encore, les produits pétroliers algériens sont parfois commercialisés dans des cités très peuplées, comme au Kef. Toujours selon ce même rapport, ce carburant a une teneur en soufre de l’ordre de 200 à 1.000 fois plus élevée qu’en Europe, mettant donc gravement en péril la santé des populations.
De son côté, le rapport «dirty Diesel», publié par l’organisation «Public eye» en 2016, révèle comment les négociants suisses en matières premières profitent des standards faibles en Afrique pour produire et livrer des carburants toxiques interdits depuis longtemps en Europe. Par ces pratiques illégitimes, ces sociétés contribuent à l’aggravation de la pollution de l’air dans les villes africaines et nuisent à la santé de millions de personnes. Tunis, Sousse et Bizerte, mais aussi Sfax, Gabès et Gafsa figurent parmi les villes africaines où il est difficile de respirer un air sain, selon le dernier rapport de l’OMS publié fin octobre 2018 qui relève également que la Tunisie fait partie du Top 10 des pays les plus pollués en Afrique, en compagnie de l’Egypte, du Maroc, du Nigeria, de l’Ouganda, de la Tanzanie, du Kenya, du Cameroun, du Liberia et de l’Afrique du Sud.
L’OMS, qui a tenu sa première conférence mondiale sur la pollution de l’air et la santé du 30 octobre au 1er novembre 2018, se réfère à une base de données sur la qualité de l’air comptant plus de 4.300 villes de 108 pays. D’après ses données, l’Afrique se classe parmi les plus mauvais élèves en termes d’exposition aux particules fines que l’on peut respirer dehors comme chez soi
Dans les régions d’Afrique et de la Méditerranée orientale, 100% des enfants de moins de 5 ans sont exposés à des niveaux de pollution de l’air (particules fines PM2, 5) supérieurs aux niveaux recommandés par l’OMS.La pollution de l’air provient, dans ces régions, des émissions nocives des gaz d’échappement (carburant) ou des poussières
L’OMS reconnaît que la pollution de l’air est un facteur de risque critique pour les maladies non transmissibles (MNT) causant, selon les estimations, un quart (24%) des décès d’adultes imputables à des cardiopathies, 25% des décès imputables aux accidents vasculaires cérébraux, 43% à la broncho-pneumopathie chronique obstructive et 29% au cancer du poumon. Mais ces risques proviennent, chez nous, surtout du diesel en dépit de la modification de la législation relative aux normes de qualité du gasoil ordinaire en exigeant, depuis 2016, comme nous l’explique Mouna Ouejhani, business manager à la Société générale de surveillance (SGS) spécialisée dans les analyses de minerais et ou de produits liquides comme le carburant, que nous avons rencontrée à son bureau à la Charguia, des normes ne dépassant pas 1.000 parties par million (PPM) pour le diesel ordinaire, mais dans la pratique nous constatons que le seuil en soufre requis sur les fiches de contrôle des stations -services est toujours inférieur à 3.000 ppm, comme indiqué sur la fiche de contrôle effectuée en octobre 2018 et renouvelé en mars 2019 à la station Agil du Kef. C’est dire donc l’ampleur des risques auxquels la population du Kef, entre autres, est exposée, en inhalant le soufre contenu dans le diesel de contrebande, notamment le diesel algérien.
Un diesel jugé également nocif pour les véhicules, en ce qu’il peut causer des dommages aux moteurs des véhicules l’utilisant, comme l’explique Chedly Cherni, électricien auto de son métier. «Le gasoil algérien ordinaire agit sur la pompe d’injection et la détruit parfois et engendre, dans de nombreux cas, une usure du catalyseur», nous précise-t-il. Et pour preuve, Moez Ayachi, un employé au commissariat régional à l’éducation du Kef, nous a déclaré avoir remplacé la pompe d’injection de sa voiture qui a été endommagée suite à l’utilisation fréquente du carburant de contrebande de bas de gamme. Ce genre de carburant peut aussi, selon Mehdi Mahjoub, porte-parole de la Chambre syndicale des concessionnaires automobiles et directeur de City Cars, boucher les filtres à particules des voitures commercialisées en Tunisie où, fort heureusement, les sociétés de commerce de pétrole sont passées à partir du 15 avril 2017 à la commercialisation du nouveau gasoil 50 à 10 ppm dans toutes les stations services, comme révélé par Mathieu Langeron, directeur général de Total Tunisie, lors d’un point de presse tenu, à Tunis, le 14 avril 2017. Mais cette mesure ne concerne pas le carburant de la contrebande qui n’est pas soumis aux contrôles administratifs, comme nous le précise le responsable du service d’hygiène à la direction régionale de la santé publique du Kef, Said Issaoui. «Car contrôler l’informel signifierait, selon lui, légaliser cette activité illicite qu’il incombe aux seuls services de sécurité de combattre». Mais le phénomène semble, aux yeux du président de la municipalité du Kef, Amor Ghidaoui, s’étendre à une si grande échelle qu’il devient difficile de l’éradiquer rapidement, d’autant que la police municipale est désormais, selon ses dires, sous l’autorité du chef du district de la sûreté et non sous la sienne, ce qui rend, d’après lui, l’autorité municipale incapable de mettre à exécution certaines décisions prises par le conseil municipal, en l’occurrence l’élimination des points de vente du carburant issu de la contrebande.

Jamel Taibi
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NB : Cette enquête a été réalisée dans le cadre du programme du journalisme d’investigation relatif à la mise en place d’une bonne gouvernance locale dans le district du Nord-Ouest, diligenté par le Centre de développement des médias (MDC).

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