Ali Mezghani, Professeur de Droit :«L’égalité successorale n’est pas une question religieuse»

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Ancien professeur à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis II et à Paris Panthéon Sorbonne, Ali Mezghani n’a cessé d’interroger les questions de la modernité et du droit. Nous citons ici quelques-uns de ses écrits, «Makalât fil hadatha wal qanun» en collaboration avec Slim Laghmani, «L’égalité entre hommes et femmes en droit successoral» en commun avec Mme Kalthoum Meziou-Doraï, suivi en langue arabe  «Des successions des femmes », texte de Zahia Jouirou.  «L’Etat inachevé, la question du droit dans les pays arabes », préface de A. Charfi et A. Filali Ansary. Au cours de cet entretien, le Pr Mezghani évoque une fois de plus la question de l’égalité successorale qu’il est bien temps d’établir, démonstration à l’appui



Pourquoi d’après vous, il est temps d’établir l’égalité successorale ?

La société tunisienne a beaucoup évolué dans sa structuration. Les mentalités ont changé et l’aspiration au progrès est réelle. La société est fondée sur la famille conjugale, sur l’individu autonome et sur la subjectivité du sujet. L’autonomie économique, sociale et politique de la femme est réelle et est de plus en plus affirmée. Le maintien d’une règle inégalitaire est un anachronisme. Il y a une inadaptation entre la règle inégalitaire et le vécu de la famille actuelle. Ce ne sont pas uniquement des considérations économiques qui militent en faveur de l’abrogation de l’inégalité successorale, il existe aussi des impératifs éthiques et axiologiques dont il faut tenir compte. Le droit des successions est aussi guidé par les sentiments et l’affection qui sont à la base des liens qui unissent un défunt à ses héritiers. Qu’est-ce qui fait alors que l’amour d’une fille vaut la moitié de l’amour que l’on porte à un fils ?

La question de l’égalité successorale n’est-elle pas essentiellement une question religieuse ?

La question de l’égalité successorale n’est pas une question religieuse. Il y a un texte religieux certes, mais l’identité d’un système ou d’une norme n’est pas donnée par sa source. La question de la répartition d’un patrimoine successoral est une affaire purement économique, patrimoniale et matérielle. Elle ne relève pas de la foi, de ce qui est constitutif de la religion. Il y a entre la religion et le droit des différences de nature, ni leur objet ni leur finalité ne sont les mêmes. La religion se rapporte à la relation verticale entre un être divin et des êtres humains. Le droit organise les rapports horizontaux ; il a pour objet des interactions sociales entre les membres d’une société humaine. La fin de la religion est le salut de l’âme dans l’au-delà  et est reportée à l’au-delà, celle du droit est terrestre et est immédiate.

La dissociation des systèmes (système économique, moral, le système religieux et juridique) et la reconnaissance de leur autonomie est une donnée fondamentale de la modernité. Seule une vision théologique prétend que la religion est un système holiste, globalisant, qui absorbe et domine tous les autres systèmes. Cela aussi est une forme d’anachronisme qui en réfère à la structure des  sociétés traditionnelles. Anachronisme qui  est un déni des réalités; celui de la modernité de la société actuelle et à tout le moins de son aspiration à la modernité.  Il existe des différences entre la communauté confessionnelle ordonnée autour de la foi et la société citoyenne qui, elle, est ordonnée autour du droit. Or, le droit n’est pas vide de valeurs. Il se fonde fondamentalement sur les deux valeurs fondatrices, à savoir l’égalité et la liberté. Toute la question est de savoir sous quel ordre nous voulons vivre.

A votre avis, il faut ordonner la société autour du droit uniquement ?

Ordonner la société autour du droit est le propre d’une société citoyenne, car le droit y est neutre. Il n’y a de société citoyenne que si elle est ordonnée autour du droit parce que c’est ainsi que le principe de liberté, la liberté de conscience et le principe d’égalité y deviennent effectifs. Lorsqu’on parle de société citoyenne régie par un principe d’égalité, cela veut dire que l’acquisition des droits  doit être ouverts à tous les citoyens de façon égale et identique et que l’exercice des prérogatives qui en découlent doit être le même pour tous. C’est-à-dire sans distinction de sexe, de race ou de religion. C’est le sens de la neutralité du droit.

L’argument sans cesse brandi est que le Coran est valable en tout lieu et tout temps, qu’en pensez-vous ?

Il peut se concevoir que le dogme de la foi soit immuable. Mais qui dit que toutes les règles de nature sociale qui consiste à réguler les rapports sociaux ne sont pas appelées à s’adapter ? Ne retenir que le principe  d’immutabilité n’est-ce pas condamner les hommes à l’immobilisme ? N’est-ce pas faire obstacle au progrès et s’isoler du monde ? Ceux qui s’attachent à l’intangibilité de la norme dénient à Dieu toute rationalité. Car comment concilier le changement inéluctable des circonstances avec le maintien en vigueur d’une norme édictée il y a plus de quatorze siècles ? Ceux-là clôturent le texte sur lui-même en faisant un texte fini alors que ses potentialités sont infinies. Si on peut admettre que Dieu n’est pas dans le temps, qu’il ne parle pas dans le temps, il appartient aux hommes de le comprendre dans le temps et donc d’actualiser le dispositif légal pour tenir compte des réalités. Si les châtiments corporels ont été abandonnés, si la polygamie est interdite, il n’y a pas de raison que des normes plus douces que les châtiments corporels n’évoluent pas. Le changement social légitime l’adoption  d’une règle égalitaire en matière successorale.

L’article premier est souvent invoqué pour traiter de cette question, qu’en pensez-vous ?

L’article premier dispose : la Tunisie est un Etat libre et indépendant, sa religion est l’islam. Il y est question de religion et non de législation. C’est encore sur la base d’une confusion entre les instances et les systèmes que l’on cherche à lui donner une portée qu’il n’a pas. Si l’article suffisait pourquoi avoir tenté d’inscrire dans la nouvelle Constitution que la Sharia est la source principale de la législation ?  Pourquoi l’article 2 de la Constitution égyptienne de 2014 précise-t-il que «l’islam est la religion de l’État, l’arabe sa langue officielle et les principes de la Sharia islamique constituent la source principale de la législation ». ? C’est dire qu’il y a bien une différence par cette tentative même entre religion et législation. En disposant que «la Tunisie est un État à caractère civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit », l’article 2 de la Constitution tunisienne ne fait que renforcer cette interprétation. Il est important de préciser qu’en interprétant  l’article 1er dans le sens de la prévalence des normes traditionnelles, toute la construction jurisprudentielle donnée à l’article 1er de la Constitution de 1959 est déconstruite. Les tribunaux ont en effet rompu le lien entre le corpus traditionnel et le droit étatique positif.

La Tunisie reste-t-elle pionnière en la matière ?

Ainsi prend sens la souveraineté populaire. Celle-ci est libre dans l’exercice de ses compétences législatrices. Cet exercice se réalise au regard du droit étatique. Il n’est question que de la modification  des dispositions du Code du statut personnel. C’est-à-dire de la législation positive de l’Etat tunisien. L’une des manifestations de la formation étatique de la construction étatique, c’est l’appropriation du droit par l’Etat. Et la Tunisie est le premier pays arabe (depuis l’unification des juridictions et de la législation en 1956-57) où l’Etat exerce la plénitude de ses compétences législatrices en toutes matières, y compris le droit de la famille. Une législation humaine n’est jamais sacrée, elle est faite pour s’adapter aux nouvelles réalités et pour modifier la réalité. La loi est toujours ouverte sur le futur. C’est pour cela que le droit est un facteur de réformes de la société. Le code du statut personnel a changé le regard des Tunisiens sur les femmes. Il a eu comme conséquences le passage de la structure tribale à la famille conjugale. Ce sont des transformations fondamentales. Ce dont il est question ici c’est de prendre acte des pressions de la société actuelle, de ses exigences, et notamment de son aspiration à l’égalité homme/femme dans une perspective d’avenir, pour que les enfants de demain vivent les rapports entre les sexes en toute sérénité. Cela contribue à renforcer l’action de modernisation de la société tunisienne. Si l’égalité successorale est adoptée, les Tunisiens seront les premiers à le faire dans le monde arabe.

Propos recueillis par Hella LAHBIB

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