Abdelaziz Ben Dadi a montré la voie lors de la finale de la coupe de Tunisie 1977, en ouvrant le score pour l’Avenir Sportif de la Marsa contre le grandissime favori, le Club Sportif Sfaxien, finalement dominé à la surprise générale (3-0). Incontestablement un des plus grands exploits des finales de coupe. «J’ai fait le sport pour le sport et gagné la sympathie des gens, témoigne-t-il plus de quatre décennies plus tard. Sans le foot, qui aurait entendu parler d’Abdelaziz Ben Dadi? Sinon, point de vue financier, nous n’avons pas gagné grand-chose. Imaginez un peu que ma première prime a été de cinq dinars. Notre victoire en coupe de Tunisie 1977 a rapporté à chaque joueur une prime de 300 dinars». Au fait, ne dit-on pas autres temps, autres mœurs !
Propos recueillis par Tarak GHARBI
Abdelaziz Ben Dadi, après la surprenante victoire en finale 1961 face au Stade Tunisien qui était à l’époque quasi-intouchable, vous voilà piéger dans la finale 1977 un autre favori, le Club Sportif Sfaxien, et par le même score (3-0). Comme quoi, l’histoire est un éternel recommencement, n’est-ce pas ?
Oui, depuis son triomphe de 1961, l’Avenir a perdu quatre finales de coupe, excusez du peu ! Si on n’appelle pas cela scoumoune….. Forcément, quand vous réussissez à chasser le signe indien et renouer avec les sacres, vous ne pouvez éprouver qu’une immense fierté.
En 1977, nous ne partions pourtant pas favoris. Au contraire ! Nous avons eu la chance de tomber sur un adversaire qui aime produire du jeu et évoluer à découvert. Face à des teams comme le CSS ou l’ESS, nous nous sentons toujours à l’aise parce que c’est le genre de clubs qui «jouent» au football. Et nous avons fini par devenir leur bête noire.
Qu’est-ce qui a fait la différence ce 25 juin 1977 ?
Les Sfaxiens étaient trop confiants. Ils ne s’étaient pas suffisamment méfiés d’un ensemble qui n’est pas au fond aussi faible qu’ils le pensaient. Au début, nous n’avons pas bien joué. Mais le CSS n’a pas su exploiter notre entame timide.
Et puis, avouons-le, la chance a été de notre côté.
Y a-t-il eu un joueur qui a fait à lui seul la différence ?
Non, c’était la victoire du groupe, chacun apportant sa petite contribution. Certes, en attaque, Abdessalam Chammam, Ahmed Ben Chaâbane et Taoufik Jebali ont fait des misères à la défense d’Abdelwahad Ben Abdallah. Mais le succès a été plutôt d’ordre collectif.
Vous avez néanmoins montré la voie en ouvrant le score à la 48e minute. Racontez-nous ce but ?
Au fond, je crois beaucoup en la chance qui a voulu que je sois là, à la place qu’il faut pour reprendre un ballon renvoyé par Habib Trabelsi. La balle ne traîne pas beaucoup, mais effectue un rebond. Je «rentre» carrément dans le ballon, si je peux m’exprimer ainsi pour décocher une frappe imprenable du pied gauche pleine lucarne. Au moment où je vois ce ballon me parvenir, je sens mon cœur battre la chamade. Dieu m’a adressé un signe ! C’est comme si je n’avais marqué de toute ma carrière que ce but-là ! Pourtant, j’en ai inscrit un bon paquet. Mais, que voulez-vous, en citant mon nom, les gens ne se rappellent que le but de la finale. Un jour, en sortant de la mosquée, quelqu’un m’appelle pour me demander si jamais on marquerait un but comme celui-là. A la brésilienne, insiste-t-il.
Est-ce votre meilleur match ?
Non. Le meilleur a été notre victoire (2-0) contre l’Etoile Sportive du Sahel à La Marsa, en 1975. J’ai réussi un but. Sans le brio du gardien Lamine Ben Aziza, le score aurait pu être plus large encore.
Pourquoi l’ASM n’a-t-il remporté de votre temps que la coupe de Tunisie 1977 ?
Parce qu’on se faisait dominer chaque fois que l’on jouait à Bizerte, à Kairouan, au Kef… Sur les terrains d’équipes dites «moyennes». Or, celui qui veut remporter le titre doit se montrer régulier et avoir du souffle. Malheureusement, on partait fort en début de saison avant de vite rentrer dans les rangs. Il faut reconnaître que l’ASM manquait de moyens.
De qui se composait votre génération?
En débarquant chez les seniors, j’ai trouvé le keeper Ferjani Derouiche, Slaheddine Berrouba, Hamadi Bouaziz, Chedly Jebali, Abdessalam Chammam… Amor et Taoufik Jebali, Abderrazak Aniba, Hamouda Damoussi allaient par la suite nous rejoindre. En finale 1977, il y avait également Boukhris dans les bois, Hicheri, Maâroufi, Ben Abdallah, Ben Chaâbane…
Un souvenir de votre premier match avec les seniors ?
Cela s’est passé en 1970-71 contre le Stade Sportif Sfaxien. J’ai inscrit le but de la victoire malgré la pression terrible que je sentais. Cela part dans tous les sens, dès que j’hérite le ballon, chacun de mes coéquipiers m’appelle pour le lui transmettre. Je n’étais pas habitué à une telle «folie». J’ai demandé à mon entraîneur algérien Ahmed Benelfoul de me remplacer.
Et de votre dernier match ?
C’était en 1984. Je devais être opéré, mais les médecins n’étaient pas d’accord sur le diagnostic. Le médecin de l’ASM, Tijani Meddeb, qui exerçait au Kassab parlait de ménisque. D’autres prétendaient que c’étaient les ligaments croisés. Notre entraîneur, l’Algérien Abdelhamid Kermali, m’a aligné en me disant: «Voici votre cadeau !». Il savait que cela allait être une sorte de jubilé pour moi. Je ne voulais pas prendre de risques et craignais d’être opéré d’autant que j’exerçais comme professeur d’éducation physique et sportive.
Quel a été l’apport de votre frère feu Mouldi Ben Dadi qui a disputé les deux finales perdues contre le Club Africain, en 1970 et 1973 ?
On ne se parlait pas beaucoup; j’avais un grand respect pour mon frère aîné. Pourtant, j’ai joué à ses côtés cinq bonnes saisons sur les sept où il a figuré dans l’effectif seniors marsois. Quelques jours avant sa mort, il m’a dit: «Sais-tu, Abdelaziz, que nous n’avons jamais pris de photos ensemble ? Même dans les photos d’équipe, nous posons toujours l’un loin de l’autre». En réalité, jouer avec un frère, ça galvanise. Votre frère est toujours le premier à vous féliciter quand vous marquez un but; il est également là pour vous remonter le moral quand vous ratez une sortie.
Quel genre de joueur était Mouldi Ben Dadi ?
C’était l’avant-centre qui ne marquait pas beaucoup de buts, mais qui gavait les autres de passes décisives. Les assists qu’il offrait à ses coéquipiers ne se comptent pas. Le plus gros problème à l’ASM est l’inexistence d’un buteur patenté. A part Ammar Merrichko, il n’y a jamais eu des buteurs de la trempe de Moncef Khouini, Moncef Ouada, Zoubeir Boughenia, Hassen Baâyou, Ezeddine Chakroun…J’ai beaucoup appris de Mouldi qui était très fort, avec des qualités techniques spontanées.
Pourquoi n’a-t-il jamais appartenu à l’équipe nationale ?
Une fois, on l’a convoqué pour le tester, mais on s’était rendu compte qu’il avait la nationalité algérienne. Depuis, on ne l’a plus rappelé. Car mon père Messaoud, qui a travaillé cuistot chez les Beys, est d’origine algérienne. L’hiver venu, avec ma mère Halima, il suit Moncef ou Lamine Bey au Palais d’Hammam-Lif; l’été, il est au palais de La Marsa.
Vos parents vous ont-ils encouragé à épouser une carrière sportive ?
Non, ils ne comprenaient rien au sport. Ce qui ne les a pas empêchés de laisser mes frères Mouldi et Hassen jouer au foot. Hedi a fait du basket, alors que Jelloul a pratiqué le judo. Au début, ils avaient peur de voir leur progéniture négliger, puis abandonner les études. Mais à la longue, ils s’étaient dit que le sport était mieux que de se livrer à de mauvaises fréquentations, et ont fini par saisir ses vertus. Il n’y a pas mieux que le sport pour former un jeune. Surtout les sports de combat et le basket, un sport très «propre» que j’affectionne particulièrement.
Et vous, avez-vous encouragé vos enfants à pratiquer le sport ?
Mon fils Mohamed Aymen a joué un peu le basket et l’athlétisme. Ensuite, il s’est rabattu sur les sports de combat.
Dites-nous: comment êtes-vous venu au football ?
Tous jeunes, nous n’avions que le football comme exutoire quoique, comme toute cité côtière, à La Marsa, on pratique pourtant d’autres disciplines telles que le volley et la natation. Chaque jeune finit par choisir son sport. J’ai suivi mes copains en allant signer au football malgré l’éloignement du stade. J’ai vécu du côté de Marsa-Plage. L’apprentissage commence chez le jeune par l’observation.
Avez-vous toujours été demi défensif?
J’étais plutôt polyvalent et savais évoluer à trois ou quatre postes. Cadet, j’ai également pratiqué l’athlétisme. J’ai même fait partie de l’équipe nationale de saut en hauteur et de triple saut. Un joueur comme Tahar Chaïbi n’était pas très fort techniquement seulement, mais aussi physiquement. Mes qualités physiques me permettaient par exemple de remplacer un titulaire qui manquait à la défense. Mais j’étais avant tout pivot. Notre entraîneur Taoufik Ben Othmane me demande souvent d’aller me hasarder en attaque quand l’adversaire cadenasse le jeu. Cela m’a permis d’inscrire beaucoup de buts.
Quelles sont les qualités d’un bon pivot ?
Clairvoyance, bonne technique, résistance et des poumons d’acier. Un pivot, c’est comme un rond- point: il doit être là aussi bien en phase défensive qu’offensive. En passant du WM au 4-2-4, le foot allait charger les deux milieux de tâches surhumaines. Aujourd’hui, avec trois ou quatre demis, l’effort demandé est beaucoup moindre.
Quel est le meilleur pivot tunisien de tous les temps ?
Nejib Ghommidh, sans conteste. Le Clubiste n’a pas son pareil.
Et plus généralement le meilleur joueur de l’histoire du foot tunisien?
Hatem Trabelsi parce qu’il a évolué au plus haut niveau, disputant la Ligue des champions avec l’Ajax. Il a été aussi champion d’Afrique. Je ne peux pas retenir un nom qui n’aura joué que dans le cadre étriqué de notre championnat, lequel reste tout juste moyen.
Des joueurs qui vous plaisent aujourd’hui ?
Bassem Srarfi et Mohamed Amine Ben Amor. Malheureusement, les joueurs actuels ne sont pas réguliers. Ils peinent à confirmer une ou deux brillantes productions.
Quel est à votre avis le joueur le plus représentatif de l’Avenir de la Marsa ?
Taoufik Ben Othmane, un pilier à l’efficacité et au rayonnement remarquables. Il allait également marquer de son empreinte d’entraîneur l’histoire du club.
Vous a-t-il entraîné ?
Oui. Il a perpétué l’héritage du Hongrois Sandor Pazmandy, apôtre du hors-jeu et de la défense en ligne. Ces deux noms-là ont profondément marqué l’histoire de l’Avenir. Depuis, le club a perdu son style de jeu et amorcé la dégringolade. Au point que l’ASM est devenu un simple club anonyme sans aucun style distinctif.
Quels furent vos autres entraîneurs?
Chez les jeunes, Abdelkader Mokrani Fkaret et Béji Bouachir. Chez les seniors, les Algériens Ahmed Benelfoul, Omar Ghadhoum et Abdelhamid Kermali, Ali Selmi et Baccar Ben Miled.
N’avez-vous jamais été tenté de suivre leur exemple en embrassant une carrière d’entraîneur ?
J’ai vécu une expérience d’entraîneur-joueur qui n’a pas duré plus de deux ans à la tête des juniors de l’ASM. Elle m’a complètement vidé. Entretemps, l’idée m’était venue d’ouvrir un magasin d’articles de sport grâce aux encouragements de Foued Mbazaâ et Hamouda Belkhodja. J’ai fini par négliger complètement la fonction d’entraîneur, aujourd’hui source d’humiliations et de compromis parfois lâches. Mon éducation m’empêche de les accepter.
Quel a été le joueur le plus difficile auquel vous avez eu affaire ?
Tarek Dhiab, un joueur imprévisible, très fort tactiquement et qui vous fatigue énormément d’autant qu’il ne tient pas longtemps le ballon. Et puis, il est relativement petit alors que j’ai 1,80m.
Que vous a donné le football ?
Le sport a de grandes vertus, personne ne peut le nier. J’ai fait le sport pour le sport. J’ai gagné la sympathie des gens. Sans le foot, qui aurait entendu parler d’Abdelaziz Ben Dadi ? Sinon, financièrement, nous n’avons pas gagné grand’chose. Ma première prime a été de cinq dinars. Après notre victoire en coupe de Tunisie 1977, chaque joueur a bénéficié d’une prime de 300 dinars.
Comment avez-vous réussi à allier sport et études ?
J’ai suivi des études à l’Institut national supérieur des Sports (Issep) de Ksar Said. A certains moments, cela m’a obligé de faire un choix douloureux. Par exemple, lors de la demi-finale de la coupe 1973 face au Stade Tunisien, j’ai dû déclarer forfait parce que j’allais passer mes examens de première année à l’ineps. Idem quelques jours plus tard en finale face au Club Africain. Ces sacrifices m’ont permis de décrocher mon diplôme de Prof de Sport. J’ai exercé entre 1975 et 2013. Durant ces 38 ans de loyaux et bons services, par chance, j’ai pu travailler dans des lycées situés tout près de chez moi, à Carthage et au Kram, principalement.
Qu’a représenté l’Avenir dans votre vie ?
Une école de la vie qui nous a appris avant tout le respect des autres. Nous étions quelques familles représentées au sein de l’équipe seniors: les Jebali, Aniba, Bourouba, Jebali, Ben Dadi… C’était un peu un signe distinctif de l’ASM.
Que pensez-vous de sa situation actuelle ?
L’ASM est en train de payer le tribut de sa politique prétentieuse, anachronique et inadaptée. Alors qu’il n’en a pas les moyens, il s’obstine à vouloir imiter les grands clubs en cherchant à recruter des joueurs.
Il aurait fallu dépenser tout cet argent en formant les enfants du cru. A ce train-là, il risque de rester longtemps en L2.
Et puis, il ne possède plus les grands présidents d’antan. Bref, les clubs du gabarit de l’ASM ne peuvent plus tenir la route. Où sont passés le SRS, le CSC, l’UST, le COT, le SS… ?
Et de la ville de la Marsa ?
Le phare qui nous a appris la vie. Les lendemains de défaite, nous ne sortions presque jamais de la maison. C’est dire combien nous aimons le club et notre ville.
Quels sont vos hobbies ?
La marche et la mer. A un certain moment, j’ai dirigé l’association des vétérans de l’ASM. A l’occasion du jumelage de notre club avec l’AS Monaco, nous avons joué contre les anciens du club de la Principauté.
A la télé, je regarde les documentaires, et le championnat allemand, celui d’un peuple sérieux et discipliné. J’aime aussi écouter le blues et le gospel.
Parlez-nous de votre famille…
J’ai épousé en 1986 Leila Belakhal, qui vient de Ras Jebel. Nous avons deux enfants: Mohamed Aymen, 31 ans, ingénieur en Allemagne, et Naïma, 30 ans, titulaire d’un master d’ingénieur, et qui a deux adorables filles: Molka et Mayar.
La CAN a démarré avant-hier en Egypte. Etes-vous optimiste pour les chances de l’équipe de Tunisie ?
Ses résultats dans les matches de préparation sont encourageants. Toutefois, si on ne gagne pas la CAN, cela veut dire que nous avons échoué. Il n’y a pas de demi-mesures. L’histoire ne retient que le nom du vainqueur. Malheureusement, le joueur tunisien ne pense qu’en termes d’intérêt et de primes. Son équipe éliminée, cela ne lui laisse aucune amertume. Dans cette CAN, mes favoris sont le Sénégal, le Maroc, le Nigeria et l’Egypte.
Le sélectionneur actuel Alain Giresse est-il l’homme de la situation ?
Peu importe que ce soit Giresse ou Felten ! L’entraîneur n’a qu’un poids très relatif dans le succès ou l’échec. Le joueur, c’est lui qui décide sur le terrain. Que vaut le Real sans Ronaldo ?
Enfin, racontez-nous une anecdote
Nous jouons à El Menzah contre le Stade Tunisien. Il pleut des torrents. Avant la pause, alors que nous menons (1-0), Nejib Limam échappe à Amor Jebali qui l’accroche sous mes yeux hors de la surface de séparation. A notre grand étonnement, l’arbitre Hamadi Barka signale sans hésiter penalty. Je cours lui dire que la séquence s’est passée en dehors de la surface. Inflexible, il refuse d’entendre quoi que ce soit.
Furieux, je prends le ballon et le cache sous mon maillot. Malgré l’insistance de l’arbitre, je refuse de le lui rendre. Durant un bon moment, la partie est suspendue.
Craignant mon expulsion, notre entraîneur Taoufik Ben Othmane court de son banc m’ordonner de rendre la balle à l’arbitre, ce que je fais finalement. Le penalty est tiré, le ST égalise. Mais à la fin, nous gagnons (2-1). Cela n’empêche que j’aimais beaucoup Feu Hamadi Barka qui a dirigé plusieurs de nos rencontres. Après le match, nous rigolions ensemble. Notre foot était ainsi fait: pas de rancune, on ne se prenait jamais trop au sérieux !