Après «Making of», «Millefeuille», «Les épouvantails» est le dernier d’une trilogie sur l’intégrisme religieux que Nouri Bouzid, cinéaste engagé, vient de présenter dans le cadre de la compétition officielle de la 34e édition du Festival du film francophone de Namur (27 septembre-4 octobre 2019). Entretien.
A quand remonte le projet du film ?
Le projet remonte à 2013. Je l’ai écrit à chaud. A cette époque le ministre de l’Intérieur a évoqué lors d’une séance à l’Assemblée constituante le cas de 8 filles enceintes revenues de Syrie auparavant rapatriées vers le Liban. Pour l’anecdote, Habib Ellouze, l’un des dirigeants de Nahdha, avait dit qu’il était prêt à adopter les enfants de ces mères enrôlées dans le cadre du «Djihad sexuel». Alors que le seul moyen de protéger ces filles et leurs enfants consiste à les garder dans l’anonymat.
J’ai entrepris des recherches pour rencontrer deux d’entre elles. Ce sont des filles qui vivent en marge de la société, l’une vivait avec un barbu, qui en apparence était gentil mais faisait quand même peur. Elle s’est présentée à moi le visage recouvert lors de notre entrevue. Elle a presque changé d’identité parce qu’elle s’est fait avoir. J’ai connu une autre mariée illégalement à un membre de la Ligue de protection de la révolution qui l’a emmenée en voyage de noces en Syrie.
Le film est donc inspiré de faits réels ?
Bien entendu. Il y a même un autre fait réel celui du garçon homosexuel qui a été arrêté sous la Nahdha puis malmené et interdit de continuer ses études à la faculté. Le reste du film c’est de la fiction. J’ai fait ce film pour que les Tunisiens n’oublient pas ce que la Nahdha a commis depuis la Révolution.
Les trois films : «Making of», «Millefeuille» et «Les épouvantails» constituent une trilogie en trois étapes sur l’intégration d’un corps étranger dans le tissu social tunisien.
C’est ce que vous appelé les «épouvantails» ?
Oui. Généralement ce sont des poupées inoffensives qui ne font pas peur, mais qu’on utilise pour faire peur aux gens. D’ailleurs, dans le film, cette idée est renforcée par la mère qui les fabrique. Le pouvoir entretient cette idée. L’une des filles avec qui j’ai parlé s’est tuée parce qu’elle ne pouvait plus supporter les paroles blessantes de sa famille. Elle ne savait plus quoi faire. Je m’en suis inspiré pour le personnage de Djo. Je n’ai parlé que de celles qui ont été piégées. Je dénonce l’agression. Par ailleurs, je veux saluer ces femmes et reconnaître qu’elles nous ont permis d’ouvrir les yeux.
Est-ce le rôle du cinéma de parler de cette actualité traitée largement dans les médias ?
En fait, je dénonce la Nahdha qui est responsable de l’appareil secret, de l’envoi des jeunes en Syrie et de la crise économique et politique que nous vivons actuellement. Avec ces élections législatives, elle cherche l’impunité parce que certains de ses dirigeants risquent d’être arrêtés. Dernièrement, ce qui s’est passé au palais de justice au sujet des assassinats politiques de Belaid et Brahmi révèle l’implication de la Nahdha dans cette affaire. Elle devrait s’en rendre compte. Le paysage politique fait peur s’il devient un frein à la formation d’un gouvernement. Le pays a besoin de stabilité. Ben Ali n’était pas génial mais sous son règne, il y avait une croissance économique. Ces dernières années, il y a eu un gaspillage économique considérable.
Pour revenir au film, les deux personnages Djo et Zina ont du mal à se reconstruire après ce qui leur est arrivé.
Je suis optimiste. Mon devoir est de donner espoir aux gens sans rien cacher. Il faut que le parti Nahdha reconnaît tout ce qu’il a fait; après on peut avancer. Je ne suis pas contre le fait qu’il existe mais contre le fait qu’il prenne le pouvoir. L’ennemi principal doit être isolé.
Dans le film les deux filles essaient de se reconstruire dans la violence. L’une d’elles choisit la mort. C’est une forme de dénonciation de ceux qui l’ont envoyée. L’autre trouve son chemin par une amitié. La scène du drap entre Zina et Driss exprime leur solitude et se veut comme une manière à eux de faire l’amour, de retrouver goût à la vie et de se réconcilier avec leur corps sali. De toute façon, j’ai essayé de donner de l’amour aux trois personnages même si Djo se tue, c’est son choix que je formule avec tendresse pour elle. Le seul homme intéressant dans le film est un homosexuel qui aide Zina à s’en sortir. Il faut mettre fin au pouvoir des machos qui tuent les femmes libres.
Vous avez fait le choix de tourner en plan serré avec une caméra portée. Est-ce pour des raisons technique ou financière ou les deux à la fois ?
Le premier jour de tournage, j’avais à ma disposition des travellings, puis je me suis rendu compte que je n’en avais pas besoin. J’ai choisi le cadreur Hatem Nechi parce qu’il maîtrise bien la caméra portée. J’ai voulu la convulsion de la caméra portée qui exprime la souffrance de mes trois personnages principaux. J’ai réalisé tout le film avec une focale 85 sauf les flash-back. Cette focale est utilisée rarement parce qu’elle a une profondeur de champ très réduite. Je voulais livrer les personnages à eux-mêmes et faire oublier ce qui est autour. Les spectateurs peuvent reconstituer eux-mêmes l’espace. Par exemple, lorsque la mère dit à Djo «tu n’as rien mangé». Dans mes films précédents j’aurai montré l’assiette, dans ce film, je préfère que les gens imaginent l’assiette. Je préfère rester dans l’unité du plan, le temps réel.
J’ai essayé d’appliquer un livre que j’ai écrit, actuellement sous presse intitulé : «L’ellipse et le hors champs» qui sont mes cours de cinéma où j’évoque dans une des parties les problèmes que j’ai rencontrés lors de mes tournages.
Aux côtés de «Les épouvantails», deux autres œuvres de jeunes cinéastes sont programmées à la compétition première œuvre de ce 34e Fiff. Que pensez-vous de la nouvelle génération de réalisateurs ?
J’apprécie beaucoup les films de Alaeddine Slim, un peu moins le cinéma de Abdelhamid Bouchnak, par contre j’ai aimé le feuilleton «Nouba» particulièrement les parties musicales. D’autres jeunes cinéastes comme Kaouther Ben Henia et Sarra Laâbidi ont du talent. Mon conseil à ces jeunes est qu’ils doivent travailler en creux leur scénario. L’important n’est pas de réaliser un film tous les ans mais de réaliser un film qui porte.
La Belgique, pays où vous avez vécu pendant un certain nombre d’années et où vous avez étudié le cinéma, est-il votre pays d’adoption?
J’ai été diplômé de l’Insas et lorsque j’étais en prison, j’ai été adopté par Amnesty international de Bruxelles. Je suis Belge d’adoption et je reste reconnaissant à ce pays qui m’a ouvert ses bras.
Que représente pour vous la francophonie ? A-t-elle encore un sens ?
On ne va pas cracher dans la soupe. Les livres sont traduits en arabe après 30 ans et arrivent dans nos pays après 40 ans. Ils sont déjà périmés. Alors que la traduction en français des livres américains écrits par des professionnels du scénario, contrairement aux livres français qui sont écrits par des intellectuels, nous permet d’apprendre et de comprendre ce qui se passe ailleurs. L’accès au savoir et à la culture est possible grâce à la francophonie et à la langue française.
C’est grâce à feu Mohamed Mahfoudh que j’ai découvert «L’étranger de Camus». Je n’étais pas lecteur. Je regardais plutôt les films. La langue française est essentielle dans le développement de ma personne. J’écris mes scénarios en français, puis je traduits les dialogues en tunisien. Malheureusement, la langue arabe ne dispose pas d’outils de langage adéquats pour l’écriture d’un scénario. L’accès au savoir scientifique est américain et l’accès au savoir culturel est français.
«Les épouvantails» sera projeté à l’ouverture des prochaines JCC. Qui a décidé de ce choix ?
Au cours d’une projection privée alors que le film n’était pas encore mixé et étalonné et à laquelle j’ai invité feu Néjib Ayed, directeur des JCC, qui s’est montré très enthousiaste. Je l’ai appris par Chiraz Laâtiri, directrice du Cnci. Il sera un projet hors compétition. C’est un honneur pour moi d’être à l’ouverture de cette manifestation dans laquelle j’étais récompensé deux fois du Tanit d’Or pour mon premier film «L’homme de cendres» (1986) et «Making of» (2006). C’est aussi une manière de rendre hommage à Néjib Ayed.