Dans sa version actuelle, le projet de Loi de finances—PLF 2020—pour l’année 2020 est loin de faire l’unanimité, alors que dans un contexte économique et financier difficile, il devrait booster les moteurs de la croissance, en l’occurrence l’investissement. Malheureusement, au lieu de tirer les leçons des erreurs du passé et des expériences vécues pour mieux nous orienter, on se retrouve toujours dans un cercle vicieux où déséquilibres et inégalités s’entretiennent mutuellement. Ce verdict sans appel est celui de l’universitaire Aram Belhadj, qui considère qu’il faudrait une loi de finances courageuse, capable d’entamer les réformes nécessaires. L’économiste, qui est revenu, dans cette interview, sur les dessous de cette polémique autour de ce PLF et ses conséquences, nous propose aussi des éléments de sortie de crise.
Quelle est votre lecture du PLF 2020 ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut souligner qu’avant l’élaboration du PLF 2020, le gouvernement a recouru à une Loi de finances complémentaire pour 2019. Cette dernière prouve qu’il s’agit d’un exercice comptable où le gouvernement fait recours, comme toujours, aux solutions de facilité sans prendre en considération les répercussions négatives de cette démarche, alors que dans tous les pays, la loi de finances est supposée refléter la vision et les choix appropriés du gouvernement.
Par ailleurs, la loi de finances pour l’année 2019, qui a été bâtie sur des hypothèses irréalistes et non conformes à celles des institutions internationales, laisse une grande marge d’erreurs : on parle là d’un trou d’un peu moins de 2.500 milliards dont 650 milliards pour le paiement des salaires, 438 milliards pour la compensation, 567 milliards pour l’endettement… Donc, il y a de toute évidence un grand écart entre ce qui est prévu d’un côté et les engagements et la réalité, de l’autre.
En temps de crise, on doit absolument prendre un peu de recul, être pragmatique le plus possible et prioriser les objectifs afin d’avoir une politique vigoureuse et volontariste et avancer sur le bon chemin pour atteindre les objectifs fixés. Malheureusement, le PLF 2020, qui a été élaboré dans une conjoncture de crise économico-financière, ne diffère pas des précédents puisqu’on continue toujours à commettre les mêmes fautes, sans pour autant tirer les leçons des expériences et pratiques passées. Visiblement, pour se rattraper, le prochain gouvernement doit se concentrer très vite sur l’élaboration d’une LF complémentaire reflétant ses propres choix, mais surtout se basant sur des hypothèses plausibles. Faut-il noter dans ce cadre que le PLF 2020 suppose la réalisation d’un taux de croissance de 2,7%, contre 2,4% prévu par le Fonds monétaire international et 2,2% par la Banque mondiale, ce qui risque de provoquer, encore une fois, un dérapage non anodin des finances publiques.
Quels sont les chiffres à retenir de ce PLF ?
Plusieurs chiffres inquiétants ressortent de ce projet de loi de finances. Tout d’abord la masse salariale qui sera de l’ordre d’un peu plus de 19 milliards de dinars, ce qui représente 15,2% du PIB à l’heure où le pays est appelé à respecter ses engagements internationaux. Faut-il rappeler que le FMI recommande la maîtrise de la masse salariale dans la fonction publique à un niveau ne dépassant pas les 12,5% du PIB en 2020.
Par ailleurs, le PLF 2020 programme la mobilisation d’emprunts d’une valeur dépassant les 11 milliards de dinars, dont 2,400 milliards de dinars d’endettement intérieur et le reste sur les marchés internationaux. A ce niveau-là, trois questions importantes devraient être posées : Avons-nous la capacité d’obtenir tous ces montants ? A quelles conditions? Et quelles seront les exigences en termes de délai ?! Idem pour le remboursement de la dette qui sera à peu près de 12 milliards de dinars en 2020, soit plus du quart du budget. Est-ce qu’on sera capable de fournir ce montant, ou va-t-on être obligé de négocier avec nos créditeurs un éventuel report ? Ici, il est impératif de s’adresser aux décideurs pour leur demander jusqu’où peut-on continuer dans cette voie ? Avons-nous la possibilité de dépenser encore des millions de dinars qu’on ne possède pas et qu’il faudra bien rembourser un jour ? Autant de questions auxquelles il faut apporter une réponse précise, car les enjeux sont cruciaux.
Il est probablement utile de souligner que le gouvernement compte sur des recettes fiscales plus abondantes qu’escomptées. Il mise aussi sur l’entrée en exploitation du gisement gazier du champ Nawara, qui devrait contribuer à réduire le déficit de la balance énergétique de 20 % et celui de la balance commerciale de 7 %. Mais c’est encore insuffisant à mon sens. Nos prévisions étaient toujours imprécises. Rappelons-nous, l’entrée en exploitation de ce gisement était prévue pour juin 2019 selon les propos des responsables, alors que rien n’a été concrétisé jusqu’à présent.
Autre élément aussi important : c’est le taux de la pression fiscale qui reste ‘’très élevé’’ et qui a atteint aujourd’hui 23,2%. Malheureusement, on n’a pas encore appris la leçon et le futur proche nous dira que les augmentations (passées) des taux, qui ne s’accompagnent pas d’un ajustement à la baisse, affecteront négativement les capacités compétitives des entreprises et la demande des ménages, d’où une éventuelle baisse de la consommation et de l’investissement, désormais deux moteurs essentiels de croissance.
L’autre élément inquiétant, c’est que le PLF va certainement impliquer des augmentations du prix des carburants. Ces augmentations alimenteront l’inflation et ne font que dégrader davantage le pouvoir d’achat du Tunisien et les capacités productives des entreprises. D’où l’importance d’attirer l’attention sur les graves conséquences de cette décision qui va toucher les secteurs ayant des relations directes avec le secteur de l’énergie.
Mais il existe des mesures incitatives…
Oui, mais c’est de loin suffisant. Malgré que ce projet ait été élaboré dans des conditions exceptionnelles, il faut quand même dire qu’il y a certaines mesures positives. Ce PLF annonce de nouvelles mesures favorisant l’harmonisation entre l’assurance islamique et celle conventionnelle. Ce projet propose, également, des mesures d’abattement afin de soutenir l’Association tunisienne des villages d’enfants SOS. Il annonce aussi de nouvelles mesures favorisant la réduction de l’impôt pour certaines activités économiques, à l’instar des activités liées à la pêche, au développement de logiciels et traitement des données…Il y a enfin la «vérification fiscale ponctuelle», une mesure qui permettrait d’améliorer le rendement des services fiscaux. Mais ce n’est pas avec ces mesures qu’on va être capable de sortir de l’auberge.
Avec ce PLF, le chantier des grandes réformes est-il à l’ordre du jour ?
Je ne pense pas qu’on peut parler de grandes réformes lorsqu’on lit ce PLF. Clairement, les pouvoirs publics sont en train de mener une gestion au jour le jour. Notre système fiscal demeure encore inéquitable et peu efficace. Il y a un énorme manque à gagner pour l’Etat en raison des problèmes de recouvrement (malgré l’amélioration), de fraude et d’évasion fiscale mais aussi en raison d’un régime forfaitaire qui constitue l’élément le plus contesté et le plus contestable. Qu’avons-nous fait pour moderniser notre administration fiscale ? Qu’avons-nous fait pour renforcer les capacités de cette administration ? Qu’avons-nous fait au sujet du système d’information ? Qu’avons-nous fait pour favoriser l’équité fiscale ? etc.
Idem pour les entreprises publiques qui demeurent toujours déficitaires et constituent un fardeau pour le contribuable. Qu’est-ce qui a été prévu pour avancer dans la voie de la réforme de ces entreprises publiques ? Avons-nous prévu des mesures permettant à ces dernières de résoudre une partie des problèmes (gouvernance, financement, climat social, etc).
Idem pour la Caisse de compensation, le climat des affaires, l’entrepreneuriat, les mesures sectorielles, etc.
Avec cette situation contrastée, qu’est-ce que vous attendez de cette loi ?
Honnêtement, dans sa version actuelle, le PLF 2020 annonce des jours encore plus difficiles pour les Tunisiens. Notre pays a besoin d’une loi de finances courageuse, capable d’entamer les réformes nécessaires. On n’a pas besoin d’une loi traduisant un exercice comptable où les défis tournent autour d’une maîtrise d’un déficit (un simple chiffre !). Quel lien entre un déficit de 3% par exemple et le bien-être du citoyen ? La maîtrise du déficit aura-t-elle un sens au moment où les conditions de vie des Tunisiens seront de plus en plus difficiles ? Les entreprises, surtout les PME, seront-elles encouragées à investir davantage avec un déficit (soi-disant) maîtrisé ? Une loi de finances devrait à mon sens traduire une politique gouvernementale bien réfléchie et menée dans le cadre d’une vision claire sur le moyen terme.
Le mot de la fin
La Loi de finances ne devra pas voir les choses à l’envers. Si on est obligé de maîtriser les équilibres à travers une LF, ceci devra passer par la recherche de nouvelles sources qui existent, notamment dans l’informel. Si on voudra une loi de finances bien conçue, il faudra choisir l’approche participative en impliquant toutes les parties prenantes (Utica, Ugtt, Utap, Conect, professionnels du secteur privé…) et en prenant en considération (une partie de) leurs avis et leurs propositions. Si on veut une loi de finances qui renoue avec la croissance, il faudra inclure des textes incitatifs (dégrèvement physique, incitations fiscales en faveur des PME, encouragement des investissements en Bourse, etc)…