Après avoir élaboré un Plan de relance et une série de rapports et de notes, dont certaines propositions ont été adoptées, le CAE constate les grandes difficultés de mise en œuvre des mesures en faveur des secteurs productifs du fait de la complexité du contexte politique.
De la difficulté de la mise en œuvre des mesures de relance
Il apparaît donc qu’aucun gouvernement ne pourra mettre en œuvre de telles mesures de relance sans les faire porter par l’ensemble des parties prenantes, pouvoirs publics et partenaires sociaux, à travers un mode opératoire participatif : le pacte pour la compétitivité économique et l’équité sociale qui s’inscrit dans le cadre de vingt pactes thématiques et sectoriels selon la répartition suivante :
• Pacte pour la compétitivité économique et l’équité sociale, centré sur les secteurs productifs, et 14 pactes de filières associés : (composants automobiles, composants aéronautiques, TIC, textile, industrie pharmaceutique, huile d’olives, dattes, BTP, logistique, environnement, énergies renouvelables,…).
• Pacte contre la pauvreté et la précarité
• Pacte pour la restructuration des entreprises publiques
• Pacte pour la maîtrise des grands équilibres macroéconomiques
Une des conséquences de cette complexité du contexte politique, pour employer un terme neutre, est le fait que les secteurs productifs ne sont pas défendus. La saine bagarre qui a existé depuis des décennies, en Tunisie et partout ailleurs, entre ministères sectoriels et ministères horizontaux n’existe plus et ce sont ces derniers qui fixent les règles au détriment de l’entreprise et des secteurs productifs en vertu d’une vision très simpliste de la politique économique.
Le concept de pacte
Il s’agit de consigner les mesures de politiques économiques et sociales dans un pacte qui serait le cadre contractuel d’une loi de finances triennale 2020-2022 et du Plan 2021-2025, afin d’assurer une mobilisation nationale autour d’objectifs ambitieux mais réalistes arrêtés par le scénario de croissance à l’horizon 2025. L’Etat s’engagerait sur la mise en œuvre des mesures horizontales et sectorielles spécifiques. Les secteurs s’engageraient sur la réalisation d’objectifs d’investissement, d’exportation, d’emplois, d’innovation et de RSE.
Une «République contractuelle»
Les vingt pactes thématiques et sectoriels ont pour ambition de constituer des instruments clés de la «République contractuelle». La synergie pouvoirs publics/partenaires sociaux étant seule à même de garantir l’acceptabilité et la réussite des politiques novatrices dont la Tunisie d’aujourd’hui a grand besoin.
A condition de trouver l’équilibre entre mode participatif et recherche paralysante de consensus à tout prix.
Stopper le processus de désindustrialisation de la Tunisie
Le pacte pour la compétitivité économique et l’équité sociale repose sur l’impératif d’un Etat développementaliste, attaché à l’équité sociale, qui conduit des politiques volontaristes basées sur la discrimination positive en faveur des secteurs productifs.
A défaut, des politiques «business as usual» ouvriraient la voie au scénario de récession, à la désindustrialisation et à la sortie de la Tunisie du monde de la création de valeur.
Le recul de la production industrielle en 2019, après une stagnation au cours des 8 dernières années, corrobore une tendance de repli devenue structurelle et l’éventualité d’un tel scénario. Parmi les indicateurs de ce repli figure le fait que, de 2010 à 2018, nos exportations totales vers l’UE ont stagné entre 9 et 10 milliards d’euros, tandis que le Maroc, que nous dépassions, a doublé les siennes passant de 7 à 16 milliards d’euros.
D’autre part, plusieurs grandes entreprises, fleurons de notre industrie, sont aujourd’hui menacés connaissant de graves difficultés dues à la dévaluation du dinar ou aux retards des marchés publics et nécessitent la promulgation d’un décret conjoncturel permettant leur pérennisation et leur éligibilité au mécanisme de restructuration financière.
Un choc de confiance
La Tunisie a donc besoin d’un véritable choc de confiance pour faire face à une situation qui s’est sensiblement dégradée: le taux de croissance était de 1,6% de 2011 à 2018 contre 4,4% de 2000 à 2010, soit une perte de 2,8% par an sur ces huit années, ou une perte cumulée d’un PIB annuel moyen sur la période (76 milliards de dinars). Le problème n’est pas ce montant en soit, c’est son impact sur les secteurs productifs: phosphate, énergie et industrie. La question centrale c’est le temps de récupération.
Remonter la «courbe en J»
Les expériences internationales de transitions démocratiques montrent, certes, que si la liberté n’a pas de prix, elle a néanmoins un coût.
Mais c’est de la capacité des pays à résorber ce coût et à retrouver un chemin de croissance dans un délai raisonnable que dépend la réussite ou l’échec de ces transitions.
Ce n’est pas, pour l’instant, le cas pour la Tunisie, nous sommes depuis près de 9 ans au creux de la «courbe en J», ce qui dépasse les délais raisonnables et risquerait, si cela perdurait, de grever toute possibilité de reprise.
Cinq objectifs principaux assignés au pacte à l’horizon 2025
• 4,5% de croissance du produit intérieur brut contre 2,5% en 2018
• Des exportations de biens à 90 milliards de dinars contre 41 milliards en 2018
• Un taux d’investissement public et privé de 24 % du PIB contre 19,6 % en 2018 (47 milliards d’investissements en 2025 contre 20 milliards en 2018)
• Une création de 84.000 emplois/an à partir de 2024 contre 28.000 en 2018
• Faire partie du Top 50 des classements Davos et Doing Business
Donc pour atteindre 4,5% de croissance en 2025, il faudra doubler les exportations et les investissements globaux et tripler les investissements privés et les investissements industriels. 4,5% de croissance en 2025 peut paraître un objectif timoré mais l’effort d’investissement qu’il suppose fait que des objectifs plus ambitieux seraient tout simplement populistes.
Mesures et engagements du pacte
87 mesures et engagements sont consignés dans le pacte pour la compétitivité économique et l’équité sociale, répartis en 53 mesures à mettre en œuvre par l’Etat et 34 engagements des partenaires sociaux, déclinés sur 6 piliers de compétitivité :
— Cadre réglementaire et incitatif : dégrèvement des bénéfices réinvestis, incitations, délais de règlement des marchés publics, réglementation de change…
— Infrastructures : technologiques et logistiques et portuaires.
— Financement : ligne de crédit PME de 1.000 millions de dinars par an sur 5 ans, bonifiée de 3 points pour le développement et la restructuration des entreprises…
— Emploi et formation : une série de mesures pour assurer l’adéquation offre – demande
— Développement technologique et promotion : les technopôles au centre d’une politique et d’une campagne internationale de promotion de la Tunisie industrielle et technologique.
— Un nouveau pacte social pour une prospérité partagée : pour garantir un meilleur climat social, assurer la sécurité et la santé au travail et promouvoir la RSE.
Le coût limité des mesures : un pacte autofinancé
Le coût des mesures proposées demeure limité et pourra être compensé par les effets induits en termes de croissance et d’inclusion de l’informel. Nous pouvons ainsi affirmer que le pacte est autofinancé. Il ne s’agit donc pas d’une relance keynésienne, mais d’interventions ciblées.
Parmi ces mesures figure le relèvement progressif des aides publiques à la PME qui, contrairement à ce qui s’écrit, sont très faibles en Tunisie. Les aides financières ont été de 333 MD en 2018 soit 0,3 % du PIB, deux fois moins qu’au Maroc. En outre, depuis la promulgation de la loi sur l’investissement (2016), l’essentiel des incitations fiscales a été supprimé.
Il est proposé de relever ces aides financières à 0,6 % du PIB en 2025 et de porter les aides financières et fiscales à 2 % du PIB en 2025 (niveau de 2010) contre 1 % environ en 2018.
Les conditions de réussite et de mise en œuvre du pacte
La réussite du pacte est tributaire de la célérité de son adoption et de sa mise en œuvre qui nécessite la mise en place d’une gouvernance exceptionnelle et appropriée. A cet effet, le CAE a proposé la mise en place d’instances de pilotage (Conseil supérieur des secteurs productifs, comités de projets, …) impliquant toutes les parties prenantes ainsi que la définition précise des responsabilités et des calendriers.
Conclusion : Incertitudes et opportunités
Enfin, il est certain que la Tunisie n’a plus droit à l’erreur, Notre pays peut et doit s’en sortir, les solutions existent, encore faudrait-il se mobiliser pour s’attaquer aux vrais problèmes et laissez tomber les nombreuses fausses pistes.
Nous avons devant nous beaucoup d’incertitudes mais également de grandes opportunités offertes par les évolutions constatées dans notre principal marché cible, celui de l’Union européenne, suite, notamment, au renchérissement des coûts dans les pays de l’Est.
Mettre fin à cette période de crise et mettre notre pays en condition de saisir ces grandes opportunités est l’objectif de tels pactes qui contribueront ainsi à consolider la principale richesse de la Tunisie, c’est qu’elle dispose de milliers d’entrepreneurs de niveau international, qui connaissent parfaitement les marchés mondiaux, les technologies…et de centaines de milliers d’employés et de cadres aux compétences reconnues.
Une condition essentielle au développement de cette richesse, c’est l’engagement de toutes les parties prenantes à œuvrer dans le cadre d’un nouveau contrat social et d’un modèle de développement renouvelé que les pactes proposés ont l’ambition d’amorcer.
Par Afif CHELBI *
* Président du Conseil d’analyses économiques