L’atelier de Khaled Turki —un rez-de-chaussée de villa, du côté d’El Menzah IX— est tout animé de tableaux flambant neufs, eux-mêmes animés de couleurs, d’ors et de lumière. L’artiste «luministe», que nous n’avions plus revu depuis les années quatre vingt, est donc demeuré un classique moderne imperturbable, excepté lors du remue-ménage de la révolution de la brouette, où il a tâté dans le «noir», pour exprimer ses appréhensions devant la grisaille du temps et les misères de la Tunisie. Des toiles de grand format illustrent bien ce passage exceptionnel aux heures troubles : des silhouettes humaines en pleine «manif» étouffant sous l’effet des bombes lacrymogènes.
Khaled Turki
«La peinture pour moi est une élévation… un rêve… un souvenir… une recherche, une perpétuelle quête pour saisir l’insaisissable.
A mon avis, il ne faut pas se figer dans une action répétitive quand on s’empare du succès. L’acte répétitif tue la création, et bloque la recherche. Il faut se renouveler».
Originaire de Mahdia, Khaled Turki (né à Tunis en 1945) est un artiste au long cours —de la seconde génération qui a pratiquement vécu dans la solitude et la discrétion, loin des tapages de toutes sortes. Il possède une collection remarquable illustrant la traversée de plus de quatre décennies.
Le vrai bonheur est en nous
N’avoir besoin que de l’évasion, dans la solitude pour trouver le bonheur pour cet artiste septuagénaire, rejoint l’idée rousseauiste dans ses «Promenades» d’un tableau à l’autre, comme des fenêtres ouvertes… JJR dit : «J’ai appris par ma propre expérience que la source du vrai bonheur est en nous». Et pas ailleurs.
Sa vie, l’artiste en a fait presque tout le tour car on le remarque bien à sa très bonne santé (physique et morale) et à son travail laborieux, et bien rangé qui rappelerait le vers de Charles Baudelaire : «Là tout n’est que luxe, calme et volupté…». Ses peintures — beaucoup sur des fonds bleus pour rappeler Mahdia et la Méditerranée — dépendent toujours de l’organisation des éléments qui les accompagnent : lettres, calligraphies (*), signes, symboles, portraits…
Tout cela s’organisant à travers des plages de couleurs abstraites comme fond.
Hédi Turki
«La quête de Khaled Turki est inlassable, loin de se contenter de l’impact de l’image, il s’emporte pour le mouvement, pour la poésie chromatique et pour la musique du tableau en tant que surface organisée, esthétiquement indépendante. La peinture pour lui prend la tournure d’une aventure»
(Hédi Turki, 24 avril 1997)
Ce sont des visions fragmentées qui naviguent entre l’art formel et informel. Et il faut se rapprocher au plus près pour s’apercevoir que le dessin émerge, ici et là, ou disparaissant progressivement dans la matière…
Et c’est ce jeu du visible et de son contraire, auquel s’adonne l’artiste pour faire en sorte que l’image ne définisse pas une réalité tangible palpable, mais une sorte de «schème» bergsonien, surgi au goutte-à-goutte pour n’en donner que l’essence de l’image liée aux rêves ou aux souvenirs anciens. Une sorte de «A la recherche du temps perdu» à la Marcel Proust.
Et, forcément, ce sont alors des sortes de «fenêtres ouvertes» sur des paysages heureux, des pays sages, heureux tout droit sortis du mental de l’artiste pour ravir le regard du spectateur.
Cette recherche du «Beau», recherche constante, malgré les vicissitudes de la vie, est amplifiée, à y voir de plus près, grâce à des techniques et styles mêlés : post-impressionnisme, néo-expresionnisme, cubisme, tachisme… Une sorte de conglomérats de re-créations libres et morcelées. Des sortes de grimoires ensorceleurs et mystérieux.
Portraits intimes
Khaled Turki nous fait alors voyager à travers son atelier presque sans mot dire, pour nous faire découvrir, dans la salle du bas où il enseigne la peinture à des jeunes et des moins jeunes, une série de portraits.
Des petits formats inspirés par le vivier de la société humaine qui caractérisent notre époque. Ces portraits croqués à vif en plein air sont ensuite ramassés et peints en atelier où ils donneront lieu à la réalisation de figures humaines — portraits de femmes surtout — qu’il va cristalliser de différentes manières, selon les pensées de l’instant. Ils seront de l’ordre de l’intime au regard trouble (accentués par les lignes-force) et passionnés à l’envi, et toujours différents de ce qu’il a pu voir. C’est-à-dire des figures enchantées, aux couleurs vives et pleines de clarté.
Khaled Turki et la calligraphie
Khaled Turki taille en brèche le monde des apparences pour nous faire découvrir les sphères intérieures de l’être où l’essence des formes se laisse envoûter par la multitude des caractères calligraphiques. Une œuvre riche, complexe, à la sémiologie secrète et visionnaire.
Membre de l’Union des artistes plasticiens tunisiens, membre de la Fondation Souza Pedro (Lisbonne) et la Société internationale des caractères calligraphiques (Insea).
Nombreuses expositions personnelles en Tunisie et participation aux festivals de Mahrès, Kélibia, Boutonne (France)…
Toujours, toujours ces sortes de «maquillages» heureux, à la recherche du beau et un certain goût du bonheur. Plus de cent œuvres qui défilent sous nos yeux, des formats différents qui forment un tout cohérent et qui définissent bien le caractère et le style de l’artiste quand il déclare : «La peinture pour moi est une élévation, un rêve, un souvenir, une recherche, une perpétuelle quête pour saisir l’insaisissable».
Cette quête et reconquête du bonheur de vivre, et de découvrir les choses de la vie, était le propre des artistes de la génération de Khaled Turki quand il était possible de découvrir le patrimoine tunisien à travers ses nombreuses richesses humaines aussi. Celles de la citoyenneté et des libertés que les artistes s’autorisaient à conquérir même par la force.
La force ? Oui, le chemin intérieur et la force de l’imaginaire qui plane au-dessus des misères du monde.
A soixante-quinze berges, on n’est pas vieux chez les artistes. On est mûr pour de nouveaux murmures de l’imaginaire, magique ferment de l’art.
Khaled Turki, comme tant d’autres artistes, a donc été programmé pour accomplir son destin jusqu’au bout. Il cultive son jardin des merveilles avec la même frénésie que lorsque nous l’avions rencontré au début des années quatre vingt !
(*) Voir encadré