Fin novembre dernier, un séminaire portant sur la justice transitionnelle dans les pays arabes a été organisé à Tunis. C’est l’ancien ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, directeur du Centre arabe des recherches et études politiques, qui en est le maître d’œuvre. Au cours de cette rencontre, qui a vu la participation de chercheurs, militants, universitaires et hauts responsables du monde arabe, plusieurs ateliers ont été organisés dont deux sur le processus de justice transitionnelle en Tunisie. Sihem Ben Sedrine, présidente de l’Instance vérité et dignité, a, pour sa part, donné la conférence inaugurale, évoquant le déroulement du processus et surtout les difficultés rencontrées. Adnène Limam, ex-professeur universitaire, spécialisé en droit constitutionnel et en justice transitionnelle, qui exerce actuellement en tant qu’avocat, a été un des intervenants. Il a présenté une allocution sur «Le contexte et les contraintes du processus de justice transitionnelle». En marge de la rencontre, nous lui avons proposé de faire une lecture critique du processus tunisien. Voici son analyse :
Les contraintes objectives qui ont faussé le processus ont un lien direct avec la méthode de nomination des membres ; le fameux système des quotas partisans. Le facteur partisan a lourdement pesé sur le processus. Cela a donné lieu à une configuration hétéroclite de personnes pas forcément compétentes ni habilitées à conduire le processus, de surcroît adversaires politiquement. Cet antagonisme politique a alimenté des querelles intestines qui ne finissent pas jusqu’à aujourd’hui et qui ont hypothéqué le bon déroulement du travail.
La deuxième contrainte, décisive, également, dès son démarrage, l’IVD s’est trouvée plongée dans un milieu hostile. Nida Tounès avait remporté les élections en 2014, le défunt Caïd Essebsi était un farouche opposant à la justice transitionnelle et ne s’en cachait pas. L’instance a travaillé dans un climat très peu favorable. Sans oublier la personnalité très controversée de sa présidente qui tire plus vite que son ombre. Mme Ben Sédrine est une personnalité clivante, il faut le reconnaître, ce facteur a également très lourdement pesé sur le déroulement du processus.
utre ces facteurs objectifs, les principaux concernés par la justice transitionnelle, mises à part les victimes, les bourreaux, dont la majeure partie travaille au ministère de l’Intérieur, se sont organisés en syndicats, lesquels syndicats ont ciblé la justice transitionnelle pour lui mettre les bâtons dans les roues. Maintenant, si on se mettait à leur place pour comprendre leur raisonnement, ces agents de l’Etat n’ont fait qu’obéir aux ordres. Pourquoi subir les conséquences de leur obéissance à leurs supérieurs ? Il faut comprendre la complexité de la situation et se mettre de l’autre côté de la barrière.
Si on avait nommé une commission de l’ancien régime, elle n’aurait pas mieux fait
Il ne faut non plus oublier les aspects reprochés à l’Instance qui portent cette fois-ci sur la mauvaise gestion administrative, financière et même dans le traitement des dossiers. Mauvaise gestion relevée par le rapport de la Cour des comptes. Mais encore, le texte législatif qui régit l’instance donne des marges de manœuvre immenses. Par exemple, la fameuse commission d’arbitrage et de réconciliation, la loi lui donne l’autorité de décider, elle ne l’a jamais fait. L’instance a méconnu cette prérogative. Prérogative qui aurait pu l’aider à liquider des milliers de dossiers. La commission arbitrage et réconciliation a la prérogative de trancher sans attendre l’accord des auteurs des violations. Même les violations qui portent sur les aspects financiers. Ladite commission a la possibilité de prendre des décisions qui peuvent être revêtues de la formule exécutoire auprès du premier président de la Cour d’appel. Elle ne l’a jamais fait. Donc, toutes ces considérations conjuguées ont fait que la montagne accouche d’une souris. Le processus a été tronqué. Si on avait nommé une commission de l’ancien régime, elle n’aurait pas mieux fait.
Pour ce qui est de l’accès aux archives, c’est une certitude, la loi prévoit des sanctions pénales à ceux qui s’opposent à l’accomplissement de la mission de l’IVD. Mme Ben Sedrine dit qu’elle a été empêchée d’accéder aux archives, on la croit. Mais ce serait mieux de poser cette question à la directrice des archives au sein de l’IVD. Elle est plus à même de répondre à cette question que Mme Ben Sedrine elle-même. D’après mes informations, les réponses présentées par la présidente de l’IVD ne correspondraient probablement pas à celles qu’avait données la directrice concernée.
Une fin en queue de poisson
Le processus de justice transitionnelle a connu une fin tronquée. C’est vrai. Mais il peut toujours redémarrer à la faveur d’une volonté politique claire et engagée qui met un terme à la méthode utilisée jusque-là, le quota partisan, ainsi que les transactions illicites. On peut résoudre une bonne fois pour toutes le problème, en s’écartant des méthodes qui ont débouché sur un échec cuisant. Il faut mettre le processus aux mains de spécialistes bien intentionnés. Je pense à une instance qui regrouperait des magistrats retraités, connus pour leur probité et leurs expériences, des enseignants universitaires, connaissant bien les arcanes du droit qui auront un pouvoir de décision en la matière.
J’ajouterais pour finir que le fait d’avoir milité par le passé ne prédispose pas forcément une personne à diriger une instance ou un ministère. Nous souffrons d’une stupidité institutionnelle que je n’arrive pas à élucider. Des ministres ont été nommés parce qu’ils étaient militants ou victimes d’exactions. Diriger un département requiert des compétences autres que le savoir-faire dans le militantisme et l’engagement politique.