Accueil A la une Maître Taoufik Bouderbala, président du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à La Presse : « Le processus de la justice transitionnelle a pris la forme d’un règlement de comptes »

Maître Taoufik Bouderbala, président du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à La Presse : « Le processus de la justice transitionnelle a pris la forme d’un règlement de comptes »

En juin 2015, Me Taoufik Bouderbala, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme,  est nommé à la tête du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Csdhlf), haute instance indépendante créée en 1991 pour supplanter la Ltdh qui donnait du fil à retordre à l’ancien président à cette époque. Manquant de visibilité depuis sa création de par la nature de ses objectifs et ses actions œuvrant  plutôt à assurer la conformité  de la législation du pays et des pratiques aux instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits humains , la Csdhlf est en train aujourd’hui de gagner du terrain en matière de consolidation du paysage démocratique en Tunisie, nous explique Me Bouderbala. Dans cet entretien, il évoque les objectifs de son comité, s’attarde sur la justice transitionnelle à travers  l’expérience de l’IVD, la non-publication à ce jour de la liste des martyrs et des blessés de la révolution dans le Journal officiel et tant d’autres sujets aussi importants à l’instar de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe).

Comment expliquez-vous la création du Comité supérieur des droits de l’homme à une période où l’ancien président Ben Ali et les droits de l’homme ne faisaient pas bon ménage ?

C’est l’une des institutions des droits de l’homme la plus ancienne dans le pays puisqu’elle a été créée par des décrets présidentiels en 1991 et avait un rôle consultatif auprès du président de la République. Sa création a coïncidé avec les grands problèmes rencontrés par la Ligue tunisienne des droits de l’homme, présidée à cette époque par Moncef Marzouki. Pour ma part, j’étais le secrétaire général de la Ltdh.

A cette époque, Ben Ali a voulu couper l’herbe sous les pieds de la Ltdh et a donc pensé à la création du comité en question pour que les citoyens ne s’adressent plus à la ligue. Ce fut plutôt une instance de façade rien de plus. Quelques uns de ses membres  ont, malheureusement,  mis leur intelligence et leur savoir-faire en matière des droits de l’homme au profit du mal.

Il a fallu attendre le 16 juin 2008 pour que le parlement  adopte  la loi 37 relative au Csdhlf et qui répondait aux standards internationaux en matière de création d’instance nationale indépendante, notamment aux Principes de Paris. C’est le diplomate Rachid Driss qui a été à la tête de ce comité après sa création. Il y avait quelques rapports qui ont été publiés par ce comité qui était considéré beaucoup plus comme une force de proposition au profit de la présidence de la République et au gouvernement en place. Toutefois, il faut souligner que l’instance jouissait de l’indépendance financière et administrative.

Si on parlait des actions et du rôle de la Csdhlf après la révolution ?

Après la Révolution, l’erreur commise a été la nomination d’un ministre de l’Intérieur à la tête de cette instance. Il s’agissait de Farhat Rajhi. Quand on a été à la tête de ce département on ne peut pas aspirer à la présidence d’un comité s’occupant des droits de l’homme. Par ailleurs M.Rajhi qui était une personne intègre a compris qu’il n’était pas à sa place et a très vite  quitté ce poste.

Certains différends ont impacté le travail du comité qui a été perturbé par la démission de plusieurs de ses membres notamment durant la présidence Marzouki, ce qui explique qu’on ne retrouve pas beaucoup de rapports établis  autour de l’activité du comité. Quand J’ai atterri en 2015 à sa tête, j’ai œuvré  à combler les lacunes et le Csdhlf s’est en quelque sorte remis sur les rails. On est en train de préparer les rapports concernant les trois dernières années.

En parallèle, on a œuvré pour une « réconciliation » avec la société civile dans le pays dont l’Ugtt, l’Utica, les associations des avocats et des magistrats,  le syndicat des journalistes, les Femmes démocrates , la ligue des droits de l’homme …  Des réunions ont été tenues conjointement avec ces représentants de la société civile et aussi avec les partenaires internationaux . Ceci confère plus de crédibilité à notre comité au regard  des instances onusiennes, à l’instar du Conseil des droits de l’homme, le Haut commissariat des droits de l’homme et bien d’autres commissions thématiques.

Dans ce même volet, on a pu depuis plus de trois ans instauré une coopération durable avec l’Institut danois des droits de l’homme qui contribue au développement et à l’institutionnalisation des structures et des mécanismes de l’Etat pour la promotion et la protection des droits de l’homme.

Nos actions sont  en parfaite harmonie avec les Principes de Paris qui soulignent précisément l’importance d’une coopération effective avec les organisations non gouvernementales.

Le comité est tenu à cet effet de présenter des rapports aux instances onusiennes concernant la situation des droits humains et des libertés individuelles en Tunisie. En plus, il est appelé à s’expliquer devant certaines instances relevant de l’ONU. Par exemple, le Conseil des droits de l’homme a mis en place un mécanisme de contrôle de l’état des droits de l’homme dans les pays membres par le biais de « l’examen périodique universel » auquel nous sommes invités à présenter notre rapport à côté du rapport de l’Etat.

Ces actions ont été menées, il faut le signaler, avec des moyens dérisoires. Environ 54% de notre budget (autour de 400 mille dinars) est consacré aux salaires des fonctionnaires et au loyer de notre local. Ceci est de nature à limiter notre champ d’action.

Quelles sont les autres actions menées par votre comité ?

Depuis un an et demi, nous avons constitué la ligue des instances publiques indépendantes et un communiqué a été d’ailleurs publié en juillet 2019 dans lequel on a appelé à parachever la mise en place de toutes les institutions constitutionnelles et au renforcement du rôle de ces instances.

Notre travail consiste aussi à traiter les plaintes reçues et alerter les ministères concernés. Des visites sont effectuées dans les prisons et les hôpitaux, c’est-à-dire dans les lieux où une personne risque d’être privée de sa liberté comme le stipule la loi. Notre constat est qu’il y a aujourd’hui moins de violations.

Généralement, la réponse à la plainte ne se fait pas beaucoup attendre mais on fait face à un grand problème en rapport avec la procédure sécuritaire S17 qui est considérée comme une restriction arbitraire   de la liberté de circulation. Tout un colloque a été organisé par notre comité autour de cette question.

On finit toujours devant le tribunal administratif pour porter plainte contre cette mesure mais le citoyen se trouve confronté à l’éternel et harcelant problème de la longueur des procédures. Le jugement peut prendre trois à quatre mois, ce qui est très contrariant pour le plaignant. De tels sujets vont être relevés dans notre rapport et des recommandations seront proposées à cet effet. Ce rapport concernera les trois années 2016-2017 et 2018 et sera publié à la fin du mois de janvier 2019 sur le site officiel après sa remise au Président de la République.

La liste des martyrs et des blessés de la révolution a été contestée par diverses parties notamment des syndicats sécuritaires ainsi que l’organisation « Wafa » et n’a pas été publiée au JORT à ce jour. Des explications ?

Le 24 octobre 2011, un décret-loi sur la réparation accordée aux familles des «martyrs» et des personnes blessées pendant la révolution a été promulgué. Ce décret a porté création de la « Commission des martyrs et blessés de la révolution » au sein du comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales, chargée de coordonner le processus d’indemnisation et d’établir la liste des personnes bénéficiaires.

La mission d’établir la liste définitive des martyrs et des blessés de la révolution a été donc attribuée à cette commission. Selon l’article 6, les «martyrs» y sont définis comme des «personnes qui ont risqué leur vie pour la révolution, sont décédées ou ont souffert de blessures qui leur ont causé un handicap, entre le 17 décembre 2010 et le 28 février 2011». Il fallait donc décortiquer ce texte pour préparer la liste en question. Les sécuritaires ne pouvaient donc figurer sur cette liste vu la loi n° 2013-50 du 19 décembre 2013, portant régime particulier de réparation des dommages résultant aux agents des forces de sûreté intérieure, des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les personnes qui étaient en prison durant cette période étaient aussi exclues de cette liste.

Le décret-loi en question a été bien clair  sur ce sujet. La liste des martyrs a été transmise aux trois présidents depuis décembre 2015. A cette époque, on nous a demandé d’inclure les blessés de la révolution. Ce n’est qu’en janvier 2018 qu’on a pu établir la liste définitive composée des martyrs et des blessés de la révolution. Le 02 avril 2018 elle a été transmise au Président de la République,  le 13 du même mois au Président du gouvernement  et le 17 avril au président de l’ARP. En dépit d’un rappel adressé au président du gouvernement à cet effet, rien n’a été fait. Suite à quoi, le Csdhlf s’est réuni à deux reprises,  le 18 juillet 2019 puis le 18 août pour décider à la fin de la publier sur son site officiel.

Je dirais à la fin qu’il y a eu beaucoup d’interférences et de lois et d’autres facteurs qui ont perturbé le processus de la justice transitionnelle. L’Instance Vérité et dignité, d’une part, le gouvernement, d’autre part. Ce dernier a versé des indemnités aux blessés  de l’ordre de 300 dinars de la révolution et aux familles des martyrs (20 mille dinars) sans mener d’enquêtes sérieuses autour des bénéficiaires. Ces mêmes personnes ont déposé des plaintes auprès des tribunaux pour recevoir des dédommagements et ont eu gain de cause.  

On a dû traiter plus de 7700 dossiers dans ce contexte (389 relatifs aux martyrs) et aujourd’hui le nombre des recours devant le tribunal administratif ne dépasse pas les 500, ce qui conforte notre position. Il faut souligner que lors de l’examen des dossiers, on a  découvert que 900 certificats médicaux étaient falsifiés. Quatre médecins ont été radiés de l’Ordre des médecins et deux autres sont poursuivis en justice.

Comment évaluez-vous le processus de la justice transitionnelle en Tunisie.

Je l’ai dit depuis 2013 et je le redis aujourd’hui, le choix des membres de l’IVD a été dicté par le partage partisan. L’IVD était une instance mort-née parce qu’elle regroupait en son sein des personnalités liées à des partis politiques ou à des associations et qui entretenaient des relations conflictuelles, d’où les démissions en cascade au sein de l’IVD.

Le processus de la justice transitionnelle était nécessaire au départ  mais il a été dévoyé et a pris la forme d’un règlement de comptes et une réécriture de l’histoire d’un seul point de vue. On a vu les résultats à la fin.  Mais je dis toujours qu’il faut tirer les leçons de cette  expérience. On tourne la page mais on ne la déchire pas.

Le  partage partisan a  joué un rôle néfaste et a poussé certains ministères à ne pas collaborer avec l’IVD. Je propose une consultation nationale pour remettre le processus de la justice transitionnelle sur les rails sans pour autant pardonner aux personnes qui en ont profité pour détourner des deniers publics.  

Le comité national d’investigation sur les abus perpétrés en Tunisie que j’ai présidé en 2011 a accompli un premier travail et a levé le voile sur un pan de la vérité. La commission des martyrs et blessés de la révolution a pris le relais et l’IVD a, à son tour,  réalisé une troisième étape et ce afin d’aboutir à la réconciliation nationale. Malheureusement, la réconciliation n’a pas eu lieu, annonçant ainsi la défaillance de l’IVD qui ne s’est pas acquitté de sa tâche. D’ailleurs, que signifie un accusé qui refuse de se présenter devant le juge si ce n’est en raison de jugements préparatoires ?

A l’issue des résultats des dernières législatives, les droits de la femme en Tunisie semblent encore une fois menacés ? 

Nous sommes un peu inquiets vu la fragmentation de la représentation nationale et le discours actuel laisse craindre un retour en arrière pas seulement au niveau des droits de la femme qui sont les plus fragiles  mais c’est tout le mécanisme des droits de l’homme qui risque d’en pâtir.

Le Csdhlf a déjà organisé une conférence en juillet 2018 avec le concours de la Ligue des Électrices Tunisiennes, le Centre danois pour la recherche et l’information sur le genre, l’égalité et la diversité autour du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe). A cette occasion, nous avons condamné toutes les formes de discrimination  et aujourd’hui on demande à l’ARP de reprendre le projet de la Colibe parce qu’il n’y a aucune autre source de droit en Tunisie que la Constitution  qui prévoit l’égalité. La religion c’est entre la personne et son Dieu.

Si ce projet est retiré, je pense que c’est un mauvais signal envoyé aux Tunisiennes et aux Tunisiens.

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