Crédit photo: ATTA KENARE / © 2020 AFP
L’élimination le 3 janvier 2020 par l’armée américaine, via une frappe dans l’enceinte même de l’aéroport de Bagdad, du général Kassem Soleimani, chef emblématique des brigades d’élite Al Qods des Gardiens de la révolution, a sonné comme un coup de tonnerre laissant présager un risque élevé de montée des tensions entre l’Iran et les Etats-Unis susceptible de déboucher sur un embrasement du Moyen-Orient.
Il est indéniable que cette élimination marquera une rupture. C’est un peu le « Rommel » iranien qui a été neutralisé, chef de guerre relevant directement du guide suprême iranien.
Néanmoins, il convient de prendre de la hauteur et de ne pas se laisser submerger par les déclarations des uns et des autres s’inscrivant dans une rhétorique relevant principalement de l’émotionnel. Pour cela, il convient de remettre en perspective les différents éléments jalonnant plus de deux années de tension entre Washington et Téhéran.
Les Iraniens, par la stratégie conceptualisée par le chef de la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution, n’ont cessé, à travers une guerre asymétrique, d’étendre leur influence en Irak, en Syrie et au Liban, traçant ainsi un corridor reliant l’Iran à la Méditerranée. Il s’agissait, via cet arc chiite, de renouer avec l’influence ancestrale de l’empire perse et de s’ériger en puissance régionale incontestée.
Avec l’élimination du troisième homme du régime des mollahs, les Etats-Unis signifient clairement aux Iraniens qu’il convient de mettre fin à cette offensive. Le corridor vers la Méditerranée doit être neutralisé.
C’était déjà en partie chose faite lorsque les Américains ont pris le contrôle de l’Est de la Syrie, pays pouvant être considéré comme partagé entre deux zones d’influence : une russe et l’autre américaine, à l’est de l’Euphrate.
Depuis le repositionnement de bases américaines à la frontière entre la Syrie et l’Irak, bases sanctuarisées, les Etats-Unis ont infligé de sérieux revers à l’influence iranienne en Irak, en Syrie et au Liban. Il en est de même, dans une moindre mesure, au Yémen. L’élimination de Soleimani s’inscrit dans une logique de guerre dont il convient de saisir les ressorts profonds.
En effet, outre les coups portés par les Etats-Unis au corridor tracé par les Iraniens vers la Méditerranée, l’embargo extrêmement sévère visant à étouffer l’économie iranienne et à provoquer un soulèvement intérieur contre le régime, ont provoqué un raidissement des Iraniens.
Parallèlement, les soulèvements populaires en Irak et au Liban révélant une offensive américaine ciblant en partie l’influence iranienne ont fortement indisposé Téhéran, elle-même exposée à des mouvements de rue.
La logique américaine consistait à déplacer la lutte d’influence et à la cantonner à la rue en mettant fin à la guerre asymétrique. Dans le cadre d’une lutte d’influence et de logiques de guerre, chaque acteur doit savoir jusqu’où il peut aller conformément à ses moyens d’action.
En s’attaquant à une base américaine en territoire irakien, puis à l’ambassade des Etats-Unis en pleine zone verte, les Iraniens ont manqué de lucidité et surestimé leurs capacités. Ils sont ainsi sortis du cadre défini par les Etats-Unis, à savoir une lutte d’influence via acteurs interposés dans le cadre de mouvements populaires téléguidés en Irak et au Liban et ont franchi une ligne rouge. Surestimation de leurs capacités, mauvais calcul ?
Le Président Trump, via l’élimination du puissant général Kassem Soleimani, a adressé un message clair au guide iranien pouvant être résumé en ces termes : « J’ai l’intention de vous faire plier sur de nombreux points, notamment votre influence dans la région. Idem pour le nucléaire et le balistique. Je ne rigole pas. Il n’est pas question de rééditer avec vous le scénario irakien de 2003 mais je peux frapper très fort, quand je veux et où je veux. Les bases américaines sont des sanctuaires qui ne doivent en aucune manière être ciblées par vos forces. Il en est de même pour nos ambassades. Vous avez tenté l’escalade, nous avons réagi et neutralisé votre « jocker ». Ce n’est que le début et nous pouvons aller bien plus loin. Il est temps que vous reveniez à la retenue ! ».
C’est également une manière de rappeler aux Iraniens leur statut d’hyperpuissance américaine et le rang de puissance régionale auquel doit se cantonner l’Iran. Par ailleurs, il s’agit également pour les Etats-Unis de rappeler leur force de frappe contre les Iraniens dans le cadre des manœuvres maritimes inédites dans l’histoire de l’Iran menées en mer d’Oman et dans l’océan Indien avec les marines russes et chinoises.
Enfin, cette frappe obéit également dans une certaine mesure à des considérations de politique intérieure américaine dans le cadre de la procédure d’impeachment. Le président Trump détourne l’attention et rappelle sa stature de chef de guerre dont la main ne tremble pas quand les intérêts américains sont ciblés.
Dans ce cadre, en dépit de déclarations enflammées, parfaitement compréhensibles, appelant à une revanche iranienne et à cibler les intérêts américains risquant ainsi de déboucher sur une trajectoire d’escalade des tensions, je ne pense pas que nous allons basculer dans un conflit embrasant le Moyen-Orient.
Il n’est absolument pas dans l’intérêt des Iraniens, fin stratèges, de provoquer une montée des tensions risquant de déboucher sur une dynamique échappant à leur contrôle. Ils devront répliquer afin de sauver la face mais demeureront dans une action relevant du symbolique ou visant des alliés des Etats-Unis mais demeurant acceptable par Washington.
En définitive, les Etats-Unis ont adressé un message aux Iraniens qui se sont laissé emportés en attaquant une base américaine en Irak puis en tentant de s’en prendre à son ambassade. Je pense que le message a été reçu par les Iraniens qui sont des acteurs rationnels. La survie du régime est en jeu. Aucune des deux parties n’a intérêt à un embrasement de la région et à un conflit ouvert.
Les Russes et les Chinois, en appelant à la retenue, ont parfaitement saisi les enjeux et n’ont également aucun intérêt à ce que la région bascule dans le chaos. Nul doute qu’ils pèseront sur les décisions futures prises par les Iraniens.