9 ans après la chute de Ben Ali, la diplomatie tunisienne a connu des fortunes diverses avec une démarche bipolaire, voire en dents de scie, et privilégiant la politique des axes, selon les orientations et les alliances de nos gouvernants.
Depuis l’indépendance, la diplomatie tunisienne s’est toujours attachée au principe de la «neutralité positive» — une doctrine défendue bec et ongles par le Combattant Suprême, le président feu Habib Bourguiba — en préservant ses relations cordiales avec les différents pays frères et amis. Ainsi la Tunisie a toujours insisté sur le refus catégorique de tout ce qui est de nature à perturber ses relations, basées sur la fraternité et le respect mutuel de la souveraineté nationale.
Or, si dans le lexique du football moderne, les Britanniques donnent l’appellation de «box to box» (littéralement «de boîte en boîte», en anglais) aux milieux de terrain les plus complets, capable aussi bien de défendre dans leur propre surface de réparation que d’aller marquer un but dans la surface de réparation adverse; en ce qui concerne de la diplomatie tunisienne post-14 janvier 2011, on est plutôt dans une configuration «camp to camp» (littéralement «d’un camp à l’autre», en anglais) au service des politiques étrangères de deux axes régionaux: le couple Qatar-Turquie durant le règne de la Troïka, puis, un rapprochement avec le trio Arabie saoudite-Emirats-Egypte à partir de l’élection du président feu Mohamed Béji Caïd Essebsi.
Consolider la première étape de la transition démocratique
Certes, du 14 janvier jusqu’aux élections du 23 octobre 2011, durant plus de 10 mois, sous le pilotage des ministres des A.E. Ahmed Ounaies (27 janvier 2011-21 février 2011), Mouldi Kefi (21 février 2011-24 décembre 2011) et à moindre degré Kamel Morjane (14 janvier 2011-27 février 2011), la diplomatie tunisienne s’est activée pour apporter sa contribution au succès de la première étape de la transition démocratique, comme en témoigne la soumission d’un plan intégré au sommet du G8 à Deauville, pour sensibiliser les dirigeants du monde aux besoins financiers que nécessite l’effort de reconstruction de l’économie tunisienne.
Mais voilà, les vents du changement liés au printemps arabe avaient semé également les graines d’une nouvelle ère diplomatique sous nos cieux et sonnant le glas du principe de la neutralité positive.
La date du 13 juin 2011 restera gravée à jamais dans les annales de la diplomatie tunisienne quand le gouvernement Caïd Essebsi avait donné son accord à une demande de reconnaissance du CNT (Conseil national de transition, organe de la rébellion libyenne). On parle ici d’un revirement majeur justifié par la chute à répétition d’obus libyens sur notre territoire et surtout par l’ingérence du colonel Mouammar Kadhafi dans les affaires tunisiennes en appelant les Tunisiens à garder [le président déchu], notamment ses propos hostiles à notre révolution. Une attitude qualifiée d’«inacceptable» par le gouvernement tunisien, qui n’a pas hésité plus à fustiger Tripoli et son Guide voire contribué indirectement à sa chute.
Depuis cet épisode, il a fallu attendre l’arrivée de la Troïka (Ennahdha-CPR-Ettakatol) au pouvoir et la nomination de Mohamed Moncef Marzouki comme président par intérim (13 décembre 2011-31 décembre 2014) pour que la diplomatie tunisienne puisse prendre une nouvelle ligne pour ne pas dire un nouveau virage en s’alignant sur l’axe turco-qatari.
Conférence internationale des amis de la Syrie, extradition de Baghdadi Mahmoudi
En effet, tout le monde se souvient de la proposition du ministre des Affaires étrangères Rafik Abdessalem, le dimanche 12 février 2012, lors d’une réunion du Conseil de la Ligue des Etats Arabes consacrée au suivi de la situation en République arabe syrienne, d’organiser un sommet des amis de la Syrie en Tunisie.
Douze jours plus tard, le 24 février 2012, sous la coprésidence de la Tunisie et du Qatar, la très controversée Conférence internationale des amis du peuple syrien (plus communément appelée Conférence internationale des amis de la Syrie) a eu lieu à Gammarth en présence d’une soixantaine de délégations arabes et étrangères.
Cependant, les erreurs de la diplomatie tunisienne ne s’arrêtent pas aux portes de cette conférence. Le «renvoi» inconsidéré de l’ambassadeur syrien, qui avait déjà quitté le pays, fait partie des nombreux couacs de la politique étrangère sous le règne d’Ennahdha et ses alliés.
Et le point culminant des frasques fut l’extradition en catimini, le dimanche 24 juin 2012, vers Tripoli, de l’ex-Premier ministre libyen Baghdadi Mahmoudi, et ce, contrairement aux principes de la diplomatie tunisienne. D’ailleurs, cet acte avait fini par déclencher une crise interne sans précédent avec la présidence tunisienne qui n’avait pas donné son aval à cette décision. Cette extradition avait mis à nu l’absence d’une politique étrangère cohérente aux plus hautes sphères décisionnelles et le manque de synchronisation entre Carthage et la Kasbah.
Or, en favorisant Doha sur les autres membres du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, un malaise et une crispation ont pris forme au niveau dans nos relations avec plusieurs pays amis et proches, notamment Ryad, Abou Dhabi et Le Caire.
Parallèlement, sur le plan maghrébin, l’absence de concertations et de consultation préalables concernant la liberté de mouvement des ressortissants de l’Union du Maghreb arabe (UMA) ainsi que les déclarations aventureuses et peu respectueuses des choix fondamentaux de nos voisins et partenaires ont fini par affaiblir la position tunisienne comme pays rassembleur et fédérateur surtout avec le froid caractérisant les relations algéro-marocaines à cause du dossier du Sahara occidental.
Béji Caïd Essebsi reprend les choses en main
Avec Béji Caïd Essebsi comme président, dès sa prise de fonctions le 31 décembre 2014, le vieux briscard de la politique tunisienne a œuvré pour remettre les pendules de notre diplomatie à l’heure et restaurer son image à l’échelle internationale et régionale en dépoussiérant le principe de la «neutralité positive» si cher à son maître, le leader Habib Bourguiba.
Petit à petit, et tel un paléontologue, riche de son expérience comme ex-ministre des A.E. de Bourguiba, BCE a œuvré pour redonner à la diplomatie tunisienne ses lettres de noblesse et son éclat comme en témoignent ses participations au G7 à Taormine, en Italie, les 26 et 27 mai 2017 ou à la réunion du G20, à Hambourg, les 7 et 8 juillet, la même année, voire ses rencontres diplomatiques ayant lieu au Conseil de l’Union européenne, à Bruxelles, le 11 mai 2017.
Prenant au sérieux son rôle de fer de lance de la diplomatie tunisienne, l’artisan de l’unique condamnation d’Israël au Conseil de sécurité des Nations unies un certain 4 octobre 1985 ne cessa de multiplier les visites officielles ou d’Etat, notamment sa réception au bureau Ovale de la Maison-Blanche par le président américain Barack Obama, le jeudi 21 mai 2015.
D’ailleurs, lors de cette visite historique, pour la première fois, le président des Etats-Unis a cosigné avec un chef d’Etat étranger —le président feu Béji Caïd Essebsi— un article d’opinion dans un journal américain, en l’occurrence, le Washington Post, et intitulé: «Helping Tunisia realize its democratic promise» (Veillons à ce que la démocratie porte ses fruits).
Alignement systématique sur les positions de Ryad
Néanmoins, si la diplomatie tunisienne a fait feu de tout bois, plusieurs observateurs et experts en géopolitique ont critiqué l’alignement systématique de l’administration Caïd Essebsi sur les positions diplomatiques des monarchies du Golfe et particulièrement sur celles de l’Arabie saoudite.
On se rappellera du fait que la Tunisie avait intégré une fantomatique Alliance militaire islamique pour combattre le terrorisme (Amict), connue sous l’appellation de «Coalition arabe», formée à l’initiative de l’Arabie saoudite fin 2015, et menant des opérations aériennes et terrestres au Yémen contre la rébellion des Houthis ou encore de la condamnation unilatérale d’attaques de missions diplomatiques saoudiennes en Iran (l’ambassade du royaume d’Arabie Saoudite à Téhéran et de son consulat dans la ville iranienne de Machad-ndlr). Entre le choix du cœur et des principes et celui de l’argent et des aides, la Tunisie semble avoir clairement fait son choix.
Pis encore, réuni à Tunis, le 2 mars 2016, sous le haut patronage du président de la République, Béji Caïd Essebsi, le conseil des ministres arabes de l’Intérieur a publié un communiqué dans lequel il classe le Hezbollah libanais comme organisation terroriste. Si l’Irak, le Liban et l’Algérie ont refusé une telle classification, la Tunisie n’avait pas exprimé une opposition à une telle décision.
Devant l’indignation de plusieurs organisations de la société civile (Ugtt, Orde national des avocats, etc.) et de plusieurs partis politiques (Le Front populaire, Ettakatol, etc.), deux jours plus tard, le ministère des Affaires étrangères était contraint de publier un communiqué —un peu vague— précisant que la décision du 33e congrès des ministres arabes de l’Intérieur n’est pas à caractère exécutoire et appelant le «mouvement chiite» à la nécessité d’éviter toute action qui pourrait menacer la stabilité des pays de la région et leur sécurité intérieure.
Funérailles de BCE : une faible représentativité diplomatique de haut niveau
Il est à rappeler que lors des funérailles du président de la République feu Mohamed Béji Caïd Essebsi, l’Union européenne (UE) et la Suède étaient absentes alors qu’elles figurent sur la liste de nos alliés. Washington était représenté par un Vice-commandant de l’Africom, le Canada par son ambassadeur à Berlin et l’Allemagne ainsi que le Royaume-Uni très faiblement représentés.
L’Arabie saoudite a envoyé le gouverneur de La Mecque, alors que récemment le prince héritier Mohamed Ben Salman (MbS) avait pris le chemin de la Tunisie en quête de soutien international suite à l’affaire Khashoggi.
En revanche, l’Italie avait pris dépêché son ministre des A.E et l’Allemagne un ancien président de la République.
Manifestement, qu’on le veuille ou pas, la faible représentation diplomatique de haut niveau aux obsèques de BCE reflète bel et bien le bilan de notre politique étrangère durant le dernier quinquennat.
Dossier libyen : Erdogan tâte le terrain, Saïed intransigeant
Last but not least, la «visite surprise» à Tunis du président turc Recep Tayyip Erdogan, le 25 décembre 2019, accompagné d’une importante délégation — les ministres des Affaires étrangères et de la Défense, Mevlut Cavusoglu et Hulusi Akar, le chef des services de renseignement, Hakan Fidan, le chef du département de la communication de la présidence, Fahrettin Altun et le porte-parole de la présidence Ibrahim Calin — a fait couler beaucoup d’encre contre un blanc-seing en faveur d’une intervention militaire turque en Libye. Et plusieurs observateurs craignent, aujourd’hui, un alignement avec la politique étrangère de la Turquie. Et qui dit Ankara, dit Doha.
De son côté, la présidence de la République a démenti, le 7 janvier 2020, les informations relayées par certains médias et réseaux sociaux, selon lesquelles le président turc Recep Tayyip Erdogan aurait demandé au président Kaïs Saïed d’utiliser l’espace aérien et maritime de la Tunisie.
Enfin, l’administration Saïed a, également, affirmé la détermination de la Tunisie à préserver sa souveraineté et à se mettre à l’écart de la politique des axes, soulignant son attachement à la légitimité internationale pour épargner aux peuples de la région division et discorde.