L’heure est à la réforme


Le débat sur le système des subventions, qui est récurrent, devient aujourd’hui plus aigu et représente un dilemme à résoudre : le gouvernement doit limiter la hausse des dépenses de subvention, vu sa part importante dans le budget de l’Etat, tout en maintenant la paix sociale. De toute manière, et bien qu’il soit politiquement difficile de supprimer les subventions, ne pas le faire coûte cher et coûte même de plus en plus cher au fur et à mesure que les prix internationaux montent.


En novembre 2018, l’initiative Afkar a tenu sa cinquième édition qui s’était penchée sur la question de la compensation. Sous forme de conclave, cet événement, organisé sur le thème «Quel avenir pour le système de compensation en Tunisie?», vise à examiner une problématique pour l’Etat afin de trouver un terrain d’entente. Dans son livre blanc qu’elle vient de publier, Afkar a exposé les résultats des discussions en deux parties, à savoir les défis et les recommandations.

Quel diagnostic ?
Pendant les premières années qui ont suivi sa création, la Caisse générale de compensation (CGC) ne représentait pas un véritable fardeau pour le budget de l’Etat, car elle était assez limitée, gérable et acceptable. Mais le concept a dérapé rapidement. Le déficit de cette caisse a commencé à prendre une autre dimension et il devenait une composante assez importante du budget de l’Etat. Cette caisse, qui devait apporter un soutien matériel aux familles défavorisées, est devenue un véritable cauchemar des finances publiques et du budget de l’Etat. Aujourd’hui, on réalise que la quasi-totalité des secteurs économiques se trouvent directement ou indirectement subventionnés.

Pis encore, cette caisse ne remplit plus son objectif primordial et des études sérieuses démontrent qu’environ 12% seulement des ressources de la CGC vont, effectivement, aux familles nécessiteuses. Le dérapage est ainsi devenu extrêmement important et il faut trouver des solutions urgentes face à un outil qui contribue lourdement au déficit du budget de l’Etat.

D’après plusieurs économistes, le programme actuel de compensation en Tunisie est général, quasi universel, voire une source d’injustice sociale puisque toutes les catégories sociales en bénéficient. Face à cette situation, la Tunisie n’a plus le choix. Le pays doit rationaliser les subventions publiques au plus vite. Il s’agit certes d’une tâche complexe dans un contexte politique, social et sécuritaire loin d’être apaisé. Mais la Tunisie doit engager cet ambitieux programme de réformes, prudemment mais sûrement, avec force persuasion. En effet, il ne s’agit pas de précipiter les choses ou d’imposer quoi que ce soit.

Il s’agit de bien analyser en procédant à un véritable diagnostic de la situation et de persuader. Car sur le terrain, on ne peut pas bâtir une politique sur des hypothèses liées aux données du marché, qui peuvent changer.
Le constat est donc clair et sans appel : la Tunisie n’arrive plus à réfréner les charges de compensation à un niveau convenable avec ses capacités économiques et financières. A l’heure actuelle, le système de compensation est un sujet clivant qui divise les politiques et l’opinion publique étant donné que ce système tendait essentiellement à garder l’équilibre global de l’économie nationale ainsi que de promouvoir une justice sociale. Néanmoins, au fil des années, on constate un bon nombre d’abus et détournement de la fonction première de ce système.

Plus facile à dire qu’à faire !
Passant ensuite aux défis, Afkar a cité la révision du système de ciblage, qui devrait être la mère des réformes. Aujourd’hui, la compensation est globale et large. La globalité de la compensation est en elle-même un obstacle pour déterminer le vrai coût de la subvention. Le ciblage peut soit exclure les personnes nécessiteuses, soit inversement accorder ou inclure les personnes non éligibles.

Le problème du ciblage et de l’identification réside dans le choix des critères d’éligibilité à la subvention. Cette mesure nécessite au préalable d’identifier les familles nécessiteuses, objet de ciblage, et d’en établir une banque de données incluant les informations nécessaires. Le deuxième défi à relever pour Afkar est celui de la compensation au niveau des hydrocarbures qui est actuellement la plus dotée de ce système, ce qui pourrait remettre en cause son efficacité. Les entreprises publiques de transport sont en déficit, l’Etat supporte budgétairement ces pertes.

A défaut d’une politique publique claire de transport, le problème financier des sociétés de transport (surtout celles régionales) persiste. L’enveloppe de subvention du transport public s’élevait à 450 millions de dinars en 2018, au titre de la subvention du transport scolaire et universitaire ainsi que le transport à tarifs réduits ou gratuit et celui réservé aux personnes à besoins spécifiques.

La non-conciliabilité des objectifs de la CGC, qui est devenue au fil des années un instrument multi-objectifs, ne peut pas passer inaperçue. La caisse a, entre autres, pour objectifs le soutien des prix à la production, des prix à la consommation, la stabilisation des prix, la fluidité et la continuité de l’approvisionnement. Ces objectifs multiples ne sont pas toujours conciliables. Cette extension du champ d’intervention de la CGC et l’absence de mesures correctives sur de longues périodes pour faire face au dérapage se sont traduites par des dérapages cycliques obérant la charge de compensation.

En ce qui concerne le manque d’appui institutionnel, Afkar précise que la compensation fait intervenir plusieurs entités étatiques : ministère du Commerce, ministère de l’Energie, ministère du Transport, entreprises publiques, Office des céréales… La caisse de compensation est, donc, un organisme administratif qui manque énormément de compétences techniques. Ses ressources financières sont aussi limitées.

L’autre défi qui s’impose est celui de la vérité des prix. On ne peut envisager de solutions pour le système de compensation en Tunisie sans faire face au problème d’insuffisance des prix de vente des produits sur le marché tunisien. La valeur de la subvention est renchérie suite à l’augmentation des prix de produits à l’échelle internationale mais également en vue de la consommation nationale et donc des quantités importées. Les prix de vente au niveau du marché local sont pratiquement bloqués depuis une dizaine d’années dans le cadre du système de subvention. Cette charge est devenue exorbitante vu la variation à la hausse continue des prix des produits de base et du baril de pétrole sur le marché mondial ainsi que la forte dépréciation du dinar tunisien.

Le dernier défi cité dans le livre blanc d’Afkar est le commerce illicite et la contrebande. En effet, le système de subvention souffre également de ces deux fléaux. La distorsion des prix des produits de base (farine de blé, lait, huile végétale, etc.) encourage l’utilisation non autorisée par des professionnels et favorise leur récupération par le circuit de la contrebande. D’après le ministère du Commerce, 23% des produits de base subventionnés ne bénéficient pas aux ménages et 7% de la subvention profitent aux ménages nantis.

Une réforme lourde à engager
Dans son rapport, Afkar précise que la Caisse de compensation est devenue, aujourd’hui, un véritable fardeau qu’il faut gérer en identifiant des solutions efficaces, bien étudiées et capables de changer la donne de la politique économique et financière du pays. Dans ce cadre, cinq recommandations ont été proposées.

Il s’agit tout d’abord d’établir un mécanisme de ciblage précis et un identifiant unique. La mise en place de ce mécanisme de ciblage doit être progressive. Pour ce faire, il faut identifier les ménages nécessiteux et démunis et créer une base de données contenant les informations nécessaires. Par la suite, des mesures peuvent être prises sous l’égide du ministère des Finances, de suivi et d’évaluation du ciblage pour plus d’efficacité et de transparence. La progressivité comprend aussi la détermination des produits dont la levée de la compensation n’impacte pas un grand nombre de consommateurs, la levée de compensation doit aussi être associée à des mesures d’accompagnement pour les personnes nécessiteuses, telles que la création d’un identifiant unique.

Il est, également, question de sensibiliser le citoyen quant aux coûts de la subvention. Il suffit d’instaurer un véritable débat national sur les compensations en Tunisie, incluant toutes les parties prenantes et les partis politiques. Il faut donner une idée aux citoyens sur la charge que représente la compensation et les sensibiliser quant aux coûts annuels actuels du programme de subvention, de ses objectifs, mesures et bénéfices. Il faut, également, donner la possibilité aux citoyens de choisir l’adhésion ou pas au système de la compensation par laquelle les personnes non nécessiteuses de la compensation pourraient déclarer leur volonté de n’en plus bénéficier. Ceci pourrait faciliter le ciblage.

Afkar propose, en outre, d’encourager le développement d’énergies renouvelables pour les ménages, les agriculteurs et les administrations publiques, puisque les subventions énergétiques profitent surtout aux classes plus aisées et ajoutent un fardeau inabordable aux ressources du gouvernement. Par conséquent, les prix de l’énergie devraient être ajustés avec un contrôle plus strict des propriétés publiques, par exemple le parc automobile des institutions publiques. L’alternative la plus adéquate serait les énergies renouvelables. L’utilisation de l’énergie solaire à des fins thermiques est répandue en Tunisie et peut être considérée comme une réussite, mais on devrait capitaliser davantage sur cela.

Sur un autre plan, il faut instaurer des mécanismes d’ajustement automatique des prix. En effet, le secteur privé s’avère un véritable moteur de croissance à l’heure où le secteur public ne peut pas créer directement des emplois, compte tenu des niveaux élevés de déficit et d’endettement. De ce fait, le secteur privé augmenterait le pouvoir d’achat des familles en favorisant la compétition. Les prix ainsi réajustés diminueront la pression sur le système de compensation. Le secteur public devrait plutôt se concentrer sur son rôle réglementaire pour renforcer le climat des affaires, élargir l’accès au financement et améliorer la gouvernance.

La cinquième recommandation est relative à la régularisation et la lutte contre le commerce illicite. L’Etat peut intensifier le contrôle des circuits de distribution ainsi que lutter contre la corruption à travers la numérisation de l’administration. Par ailleurs, la Cour des comptes doit être renforcée afin de bien effectuer son rôle d’organisme de contrôle des deniers publics et l’outiller des mécanismes d’intervention efficaces afin de récupérer le commerce illicite qui bénéficie des produits subventionnés.

D’après le ministère du Commerce, à l’heure actuelle, un quintal de farine est vendu à 82 dinars, alors que le boulanger, qui fabrique les baguettes, l’achète à 4,5 dinars uniquement. C’est ainsi, que la baguette est vendue à 190 millimes, alors que son prix réel s’élève à 320 millimes. Pour ce qui est du boulanger spécialisé dans le gros pain, il bénéficie d’une subvention de 15 dinars, alors qu’il achète le quintal de farine à 6 dinars.

Début d’un chantier énorme
Afkar estime qu’il faut repenser le système de compensation en Tunisie. Cette mesure permettrait un renforcement progressif des filets de sécurité sociale existants et de leur ciblage sur les groupes sociaux les plus vulnérables par l’amélioration de l’éducation, de la santé et de l’assistance aux pauvres et aux handicapés ainsi que le soutien des transports publics et des transferts directs vers les deniers publics.

Cependant, tout cela nécessite des études sérieuses, une grande communication et beaucoup de persuasion. Il faut également mettre les gens devant leurs responsabilités pour établir un diagnostic global de la situation et arrêter l’hémorragie. Aucune solution ne pourrait être imposée du jour au lendemain. Il faut le faire par la négociation, et sur un délai de temps suffisamment long pour réformer la caisse de compensation, qui devrait être une question urgente pour le gouvernement.

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